Cameroun / peinture / Interview (2) / Patrick Joël Tatcheda Yonkeu

La modernité de l’un n’est pas celle de l’autre. Autres échelles et autres cieux. En revenant au plus ancien, le peintre et plasticien Tatcheda Yonkeu ne fait que confirmer cette relativité permanente. Si l’Occident pense être le dépositaire de l’instant contemporain, il lui oppose une immensité. L’histoire africaine est faite de ce matériau. Le reste n’est qu’illusion. Un subterfuge, une manigance géopolitique tout au plus. Il en serait donc de la peinture comme d’un révélateur qui inverse l’image et rend l’ombre à la lumière.

Dans ce deuxième entretien, il s’attache à une notion plus riche que la simple linéarité. La continuité de la pensée, et non la segmentation des instants, le font revenir à une certitude. Rien n’a encore commencé et tout est en train d’aboutir, le contemporain n’est qu’un écho et l’écho, les prémices de ce qui suit. Contemporain. Seule une intelligence très artificielle peut avoir ce genre d’idée.

Propos recueillis par Roger Calmé (ZO mag’)

La notion d’art contemporain est très relative. Contemporain par rapport à où, à quand, et pourquoi ? Dis-moi comment tu conçois cette place dans le temps qui est le tien ?
Je vais commencer par le commencement. L’Afrique, il faut le dire, c’est au moins 270 000 ans de civilisation humaine. Remontons à l’une des plus anciennes pyramides en Égypte pour situer la modernité africaine. Nous sommes à moins 25 000 ans. En Europe ? Pas l’ombre d’un donjon, d’un château, d’un plan de construction citadin. En Égypte, et dans la région des Grands Lacs, nous sommes en présence de murailles,  de la manipulation du béton, de la connaissance de l’astronomie, des mathématiques. On maîtrise les raffinements de l’or. Le statuaire possède une facture très poussée du point de vue stylistique et esthétique, sans parler des fresques murales à l’intérieur des temples. Des scribes dressent des archives des connaissances essentielles. Les activités quotidiennes et rituelles dans les cités sont le moyen le plus abouti de documenter toutes les activités importantes de la vie en Égypte. (Moment de silence). Vu le degré de raffinement de ces chefs-d’œuvre, on peut affirmer que l’Afrique a atteint sa modernité.

En Europe, l’art moderne remonte aux années 1930 ? L’Égypte n’est plus, l’empire romain a disparu. Mais pour les Africains en termes de calendrier, nous sommes en l’an 6259 et pour le monde occidental nous sommes encore en 2023. Donc au moins 4000 ans séparent la première modernité de la suivante. Comment est-ce possible d’inscrire les créations artistiques des africains actuels descendants de toute cette civilisation précédente dans le contemporain désigné par les Occidentaux ? C’est un forcing ou c’est juste une mauvaise blague ? Si tu veux c’est comment maintenir l’autre dans le déni et le garder en dessous tout le temps, car dans “l’art de la guerre de Sun Tzu” il est dit que celui qui définit les règles du combat et choisit aussi le terrain d’affrontement a déjà gagné la partie. Pour ma part je dirai que les artistes africains sont dans un autre paradigme qui est indéfinissable aujourd’hui par les historiens et critiques d’arts occidentaux honnêtes. Ils ont 4000 ans d’avance sur la conception que les promoteurs de l’art contemporain défendent aujourd’hui.

L’art, c’est peut-être la seule liberté, même si c’est un peu illusoire. Comment envisages tu d’être libre, plastiquement libre, dans cette appartenance à la tradition tellement forte et ancienne ?
La liberté est avant tout un état d’esprit. Être libre en tant qu’artiste, c’est tout d’abord admettre ma responsabilité vis à vis de mes pères, mes ancêtres qui ont fondé le substrat, la possibilité de ma pratique artistique. Je suis parce que d’autres ont été avant moi. De ce fait ma pratique artistique est indissociable de mon héritage patrimonial ancestral. Mon travail s’inscrit dans leur continuité. Chez nous, ne dit dit-on pas qu’un enfant qui naît c’est un ancêtre revenu parmi nous ? L’idée de liberté qui m’habite s’inscrit dans la possibilité que mes œuvres puissent contempler et magnifier les œuvres de ceux qui m’ont précédé et dont je serai la perpétuation, l’amélioration, la sophistication.

« 𝑃𝑜𝑢𝑟 𝑚𝑎 𝑝𝑎𝑟𝑡, 𝑗𝑒 𝑑𝑖𝑟𝑎𝑖 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑎𝑟𝑡𝑖𝑠𝑡𝑒𝑠 𝑎𝑓𝑟𝑖𝑐𝑎𝑖𝑛𝑠 𝑠𝑜𝑛𝑡 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑢𝑛 𝑎𝑢𝑡𝑟𝑒 𝑝𝑎𝑟𝑎𝑑𝑖𝑔𝑚𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑒𝑠𝑡 𝑖𝑛𝑑𝑒́𝑓𝑖𝑛𝑖𝑠𝑠𝑎𝑏𝑙𝑒 𝑎𝑢𝑗𝑜𝑢𝑟𝑑’ℎ𝑢𝑖 𝑝𝑎𝑟 𝑙𝑒𝑠 ℎ𝑖𝑠𝑡𝑜𝑟𝑖𝑒𝑛𝑠 𝑒𝑡 𝑐𝑟𝑖𝑡𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠 𝑑’𝑎𝑟𝑡𝑠 𝑜𝑐𝑐𝑖𝑑𝑒𝑛𝑡𝑎𝑢𝑥 ℎ𝑜𝑛𝑛𝑒̂𝑡𝑒𝑠. 𝐼𝑙𝑠 𝑜𝑛𝑡 4000 𝑎𝑛𝑠 𝑑’𝑎𝑣𝑎𝑛𝑐𝑒 𝑠𝑢𝑟 𝑙𝑎 𝑐𝑜𝑛𝑐𝑒𝑝𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑝𝑟𝑜𝑚𝑜𝑡𝑒𝑢𝑟𝑠 𝑑𝑒 𝑙’𝑎𝑟𝑡 𝑐𝑜𝑛𝑡𝑒𝑚𝑝𝑜𝑟𝑎𝑖𝑛 𝑑𝑒́𝑓𝑒𝑛𝑑𝑒𝑛𝑡 𝑎𝑢𝑗𝑜𝑢𝑟𝑑’ℎ𝑢𝑖. » P-J Tatcheda Yonkeu

L’Occident a un rapport très fort à la modernité du médium (Intelligence artificielle, virtualité…). Quels sont les médiums que tu penses porter l’idée contemporaine ? des médiums qui poussent plus loin le langage ?
J’ai un problème avec l’idée qu’il puisse avoir un médium ou des médiums modernes ou dépassés. Pour moi le médium par excellence, c’est l’esprit.  Nous nous rappelons qu’il y a des décennies que la photographe aurait mis un terme à l’essor de la peinture, juste hier c’était la vidéo qui allait enterrer la photographie, puis l’art digital et ses dérivés telle la 3D ou la réalité augmentée. Je suis conscient de l’impact que ces innovations ont sur les créations contemporaines. Mais l’esprit humain possède des propriétés qui vont au-delà de l’aspect matériel, il contemple toutes ces possibilités et les transcende. La Joconde a des siècles d’existence et n’a rien perdu de son potentiel pour ce qui est du sublime c’est la magie de l’esprit qui transforme la matière, le médium quel qu’il soit se courbe à son dictat. Tout le reste n’est que vaine spéculation. Combien de visiteurs sont restés en extase devant la piéta de Michel-Ange ? Pourtant ce n’est que du marbre et les sphynx d’Égypte ? Ou la statuaire Bamiléké ? Si la contemporanéité sous-entend l’éphémère, je dirai que l’intelligence artificielle et la réalité virtuelle véhiculent très bien la superficialité dictée par le consumérisme capitaliste. Ici, le maître mot est l’émotion au détriment du sentiment, issu d’un processus de sédimentation.

Dans ces caissons, les mannes, les mémoires réelle et imaginaire, offertes au mystère autant qu’au regard.

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Une œuvre que tu penses à l’avant de toi-même, qui prospecte ce futur de toi ?
J’en ai au moins trois, mais je ne parlerai pas de futur car ce que je suis aujourd’hui ou serai demain je l’ai toujours été c’est juste que la conscience de soi est un processus géologique. Comment dit-on ? C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Avant l’âge de 9 ans, je n’avais pas conscience que ma passion était le dessin et après cet âge j’ai découvert que j’étais peintre, et ainsi de suite jusqu’à ce jour où je me surprends à philosopher sur l’art. Donc pour en revenir à ces œuvres : La première est “Le livre” (*), collection de la Fondation Sindika Dokolo. La seconde est “ Ihnere hur” (**). La troisième est “ Reset 98” (***) (Collection Fondation MAM). Pourquoi ? Parce que les trois œuvres font partie d’une trilogie dédiée à la mémoire de mes ancêtres. La roue pour les origines du monde, le livre qui est un memento de l’histoire africaine, et enfin « reset 98 » qui suggère le déni d’histoire et de leur contribution à la civilisation, non sans souligner que ce qui reste de cette mémoire est occulté.

Si tu devais demain partir dans une direction temporelle ?
Dans le monde initiatique le temps n’existe pas. Hier était l’aujourd’hui de quelqu’un comme demain sera le maintenant d’un autre. Donc ma direction est celle de l’ici et du maintenant à chaque instant.

(*) Le livre (2016), peinture performative, huile et pigment sur papier marouflé. 2m x 4m, acquise par la fondation Sindika Dokolo.
(**) Ihnere Uhr, huile et pigments sur papier marouflé, 2, 5 m de diamètre (2019)
(***) Reset 98, résine acrylique, sels et reliques, 14 caissons 0, 40 x 0, 40m, sur structure en fer (2021), collection Fondation MAM Douala.

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Propos recueillis par RC (ZO mag’)
Photos : by courtesy galerie Manuel Zoia, MAM Doula, Atiss (caissons) et OH galerie (Roue) et © Patrick Joël Tatcheda Yonkeu

A lire aussi : https://www.manuelzoiagallery.com/exhibitions/ancestrale-armonia-patrick-joel-tatcheda-yonkeu/ 
et : https://zoes.fr/2023/03/31/cameroun-peinture-interview-patrick-joel-tatcheda-yonkeu-fourmis-soleils-et-pigments/

A regarder : https://www.youtube.com/watch?v=YQJcuhhQthE

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