Peu importe les mesures, le contenant et le contenu : la nature même de la matière n’y change rien. Un soleil apparait, une fourmi échange avec sa lumière des flux d’information qui aboutissent à la construction d’un édifice, d’une œuvre symphonique ou bien d’une exposition de peinture et de philosophie poétique. Patrick Joël Tatcheda Yonkeu revient d’un semblable voyage. Il expose actuellement à Vérone (Italie), galerie Manuel Zoia, ces énergies subtiles en relation directe avec le mystère physique et spirituel. L’Harmonie ancestrale (le titre de cette présentation) relate un rapport primitif et harmonieux. Ici, la notion d’ensemble prévaut sur la singularité abusive. L’homme est une simple particule, il n’est rien sans l’Ubuntu, disait hier une peintre béninoise. La fourmi et le soleil entretiennent des relations de ce genre, le fleuve aussi qui enregistre sur le lit de cailloux les fluctuations du temps, ses contractions, ses enfantements.
Dans cette interview, le peintre camerounais explique la géologie du sentiment et la stratification de la raison. Ces analogies sont au cœur de son processus. Le temps est une surface sur laquelle il se traduit. Les hommes sont des crayons moléculaires, passagers et aléatoires, des oxydes réactifs posés sur l’écran blanc de cette toile. Fourmis, soleils et pigments.
« Nous qui habitons ce monde terrestre n’avons pas d’autre choix que de vivre ce qui nous est donné, dans la conscience qu’un acte est accompli et qu’avec notre libre arbitre, nous pouvons décider de nous connecter consciemment aux vibrations subtiles qui régulent l’harmonie universelle. » Patrick Joël Tatcheda Yonkeu

Propos recueillis par RC (ZO mag’)
Photos : by courtesy galerie Manuel Zoia et ©
La série s’intitule “La peau du temps “, technique mixte et oxydation sur toile de coton/San Michele Salentino. 3, 00 x 1, 60 m (2023).
HARMONIE ANCESTRALE | Patrick Joël Tatcheda Yonkeu, du 23 mars au 13 avril 2023 (organisée par Cristina Cuttica) galerie Manuel Zoia, Vérone, atelier Voglino (Italie)
https://www.manuelzoiagallery.com/exhibitions/ancestrale-armonia-patrick-joel-tatcheda-yonkeu/
Interview / 30 mars 2023
ZO mag’ : On a cette impression que l’organisation de la matière, quelle que soit son origine, matière minérale, végétale ou organique, intéresse beaucoup les créateurs. Vous employez vous aussi ce mot « organique » pour qualifier votre exposition italienne.
Son titre est « Ancestrale Armonia » ou si vous préférez Harmonie ancestrale qui renverrait à des origines où il n’existerait pas encore de distinction entre vivant et mort, visible et invisible, mou et dur, son et silence, etc… La graine de la vie baignait dans l’océan primordial que certains peuples ont nommé «Noun ») (théorie des origines du monde, « Upanishad »). J’ai pu ainsi exposer le concept qui régit ma pratique, le Réalisme organique. Ou encore la perception africaine du Monde, très inclusive en ce qui concerne la vie. L’homme n’est plus au centre de l’univers vivant, mais une simple entité au milieu d’autres. On est donc à l’opposé de la conception occidentale, où il serait l’être vivant le plus important. Avec l’Asie, nous avons ceci en commun, la recherche d’une harmonie, entre le tout et nous.
Courtesy de Lamine Diack, OH Gallery.
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Dans la peinture classique, la chair, le questionnement de la chair est au cœur de l’interrogation. La leçon d’anatomie par exemple… ou alors le quartier de viande chez Soutine. Est-ce que cette matière de la vie, cette constitution charnelle est celle dont vous parlez ?
Pour l’artiste que je suis, dans l’époque que nous traversons, avec les moyens technologiques dont disposent les peuples, il serait opportun d’aller au-delà de la chair, de la matière strictement physique, et de s’intéresser aux mécanismes occultes, comme par exemple les lois qui l’organisent. Ici, il s’agit de cette complexité de la vie, des implications que cela suppose et de la beauté vibratoire de celle-ci. Nous entrons alors dans les méandres de la matière. Les organes, et plus profond, les tissus, les cellules, la réalité atomique, pour s’intéresser aux vibrations et leur impact sur le vivant. Nos sociétés contemporaines s’intéressent plus aux conséquences qu’aux causes. Sans dote est-ce la raison pour laquelle nous répétons les mêmes erreurs. Je ne vais pas perdre mon temps à examiner la chair. C’est la particule cosmique, contenue dans chaque forme de vie, qui motive mon processus de création.

“La peau du temps “, 300 x 160 cm, technique mixte et oxydation sur toile de coton, San Michele Salentino (2023).
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Vous rapprochez volontiers le fonctionnement du minéral de celui de la matière vivante. Il existe dans le tableau, dans la sculpture, des lois qui sont les mêmes que celles de la géologie par exemple ?
Oui, il existe bien dans la peinture et la sculpture, des lois qui sont les mêmes. Tout d’abord, il faut admettre que cette géologie est plus réaliste en ce qui concerne la perception du temps. Son mode opératoire est à la mesure de la réalité spatiale du temps. Un artiste qui peint avec des matériaux semblables ou un sculpteur qui travaille sur des blocs issus de transformations millénaires, s’inscrivent dans une logique géologique. De ce point de vue, qui a une part de poésie, on peut alors décrire le vivant dans une « géopoétique » du temps. Oui.
Votre travail a-t-il l’intention de réconcilier les espaces. J’entends par là, que le son pourrait remplir une cavité et l’organiser comme une lumière ?
Il est rare que des personnes qui produisent des sons s’interrompent pour observer l’impact des vibrations sur les objets qui les reçoivent. Il faut parfois se trouver dans un état second pour percevoir le mouvement du son. Cela me rappelle une phrase de mon professeur de graphisme à l’université de Yaoundé qui disait : « Tu le sauras quand tu pourras représenter les sons et entendre les images. » En quoi vont différer les vibrations sonores de celles produites par des images ? Les unes sont provoquées par l’oscillation des photons. Et les autres naissent de l’oscillation des protons mesurée en hertz. Mais dans leur essence, elles sont toutes les deux d’origine vibratoire. C’est cette question qui guide mes expériences et que je vais poursuivre dans une nouvelle recherche que j’appelle « la sculpture invisible ».
Parlez-nous d’une œuvre qui illustre cette rencontre entre des matériaux, de façon symbolique, une réconciliation des matières.
La vie sous toutes ses formes m’inspire, et non exclusivement l’humain. Je ne suis pas convaincu que l’humanité soit définitive, mais plutôt dans une option évolutive. Au regard de l’histoire la plus ancienne, cela me semble plus intéressant. Le projet actuel repose sur cinq œuvres produites, regroupées sous le titre de « Time is space ». Il s’intéresse à la perception du temps qui coule comme une unité de distance. Cette sédimentation (voir la perception géologique, ndr) pourrait nous ramener à la Genèse des espaces poétiques. Ce sont les lieux du possible, où toutes les manifestations de la vie partagent une harmonie idéale, indépendamment de leurs différences formelles ou informelles, visibles ou non.

« La stratification est intuitive, mais elle répond à ces lois physiques, chimiques, moléculaires. L’art… est la science des sciences. » P-J Tatcheda Yonkeu
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Vous travaillez sur cette proximité permanente. Le rationnel et l’irrationnel, le clair et l’obscur, le silence et la transmission du son, la sphéricité aussi? Comment figurer ces antinomies harmonieuses?
Jusqu’ici, nous ne pouvons mesurer le passage du temps qu’au travers de ses manifestations, par exemple l’alternance des saisons. Et puis de son impact sur les surfaces. La sédimentation dans des temps anciens, la rouille, la fonte des glaces, la floraison… Les éléments vivants ont à la fois une nature minérale et organique, et je les vois jouer un rôle dans mon mode opératoire, dans cet objectif de recueillir le temps sous la forme d’espace, de la production de surfaces, suivant un processus de stratification. Le choix de la limaille de fer, des pigments minéraux et organiques, et ensuite de l’agent atmosphérique, ou d’un réactif, pour obtenir ces oxydations du métal sur la toile de coton. La stratification est intuitive, mais elle répond à ces lois physiques, chimiques, moléculaires. L’art… est la science des sciences.