Il peut s’agir d’une rue… ou d’un visage. Une ville du Nigeria, et de la même façon de la figure d’un habitant de ce pays. La rue apparaît dans un amoncellement de choses. Des détritus, une pauvreté endémique, la solitude, la peur, l’abandon. Il ne s’agit pas de dresser un tableau catastrophique. « Tout juste d’avoir les yeux ouverts, » rappelle Lateef Olajumoke. Ses mots sont donc ceux du plasticien. De la peinture, du pastel gras, ou comme ces derniers mois, du caoutchouc issu de la fabrication des semelles. Au moment où le pays s’enlise dans une extrême pauvreté, ce choix n’était pas anodin. « C’est un pays forcé à l’immobilité, incapable d’assurer l’éducation et la santé, où le chômage n’a jamais été aussi haut. Le pays le plus riche d’Afrique, qui sombre, dans l’indifférence des dirigeants, ou leur impuissance. Rien ne bouge. Tout est immobile et silencieux. » Des découpes de semelles pour dire la paralysie d’un système.



Au moment du confinement, Lateef met son propre corps en scène. Torse nu, face à l’objectif, couvert de lamelles de caoutchouc. Le résultat, par la répétition des mises en scène, rappelait ce travail conceptuel du plasticien Malaval. « L’aliment blanc ». Une substance qui monte de nulle part, invasive, cancéreuse, blanche, et qui recouvre le monde. Les lamelles d’Olajumoke, participent du même principe. Et aujourd’hui cette série de pastels fonctionne encore de cette façon. Il change de support, il introduit de la couleur, comme dans ses toiles, mais l’impression demeure, d’une altération, terrifiante corrosion. Et dont il ne va rien rester.
« Les citoyens ont perdu leur voix. Ils demeurent ainsi, muets, en raison de cet environnement régi par l’anomalie et les manigances.« Lateef Olajumoke
Sur le papier, il s’agit de portraits « résumés », mais on perçoit très bien l’expression. Lateef a cette sureté du trait qui lui permet de rendre, à la façon de l’impressionniste, dans un jeu d’ombres et de clarté, l’attente, le renoncement, l’étonnement. Les visages s’alignent donc, face au crayon, sous le même angle. La couleur n’est pas sans rappeler certains visages de Bacon, auquel Lateef fait souvent référence. Autre traducteur de la maladie souterraine.

Les dix dessins, des pastels gras, traitent donc de ces états de la vie, dans leur confrontation quotidienne à la difficulté. Comme le peintre le confie : » La série s’intitule » la peur de l’échec » et elle traite de cette difficulté permanente que la négligence des gouvernants génère, toute cette masse de déception, d’anéantissement de l’espoir. Les citoyens ont perdu leur voix. Ils demeurent ainsi, muets, en raison de cet environnement régi par l’anomalie et les manigances. » Et leur visage est de cette substance, rongé de l’intérieur comme du dehors. La maladie sociétale n’est pas seulement dans la rue. Elle est également dans la profondeur de la chair. C’est ici qu’elle fait son lit.
La cohérence du propos est donc permanente. On pourrait dire qu’il est « dialectique », et que cette concordance des mots entre eux, des paroles échangées et des couleurs qui vont avec, confirment un peu plus l’évidence. Lateef présente à la société un terrifiant miroir. Courage, c’est dans cette image qu’il faut se reconnaître. Des citoyens forcés au silence, rongés par la maladie et le renoncement. Lateef Olajumoke est un plasticien politique et c’est une bonne chose dans nos temps (immobiles) de réintroduire cette permanence du refus. Une rue et des visages, dans ces rues enfin rendues au mouvement.
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Roger Calmé (ZO mag’)
Photo : © L.Olajumoke
Contact: https://www.facebook.com/lateef.olajumoke
E-mail: Lateefolajumoke@yahoo.com
Repères:
Lateef Olajumoke est né en 1982, à Lagos (Nigeria).
Diplômé de la Lagos State Polytechnic, Lagos (2009).
Vit et travaille à Lagos.
Principales expositions individuelles et collectives:
2019: Affordable Art Auction, ArthouseContemporary, Lagos.
Faces&Forms, Exhibition Pavilion, Abuja (Nigeria).
2018: Beyrouth Artfair et Dakar
Affordable Artshow, Ibadan (Nigeria).
Generation’Y’ArtExpo. Retro Africa, Abuja.
Revelations, Viladand Mitri Artgallery, Abuja.