Israël / peinture / Tsuki Garbian / ERASED, FALSIFICATION DE L’HISTOIRE

L’histoire que Tsuki Garbian raconte n’est pas une parabole. Elle ne relève pas d’une comparaison, qui permettrait de comprendre le tableau et la situation. Il s’agit d’une histoire réelle qui concerne un peintre israélien, alors adolescent, et qui présente ses travaux à un professeur émérite. En voyant le travail de l’étudiant, il lui conseille d’arrêter de peindre. Sans doute lui en a-t-il expliqué les raisons. « Plutôt que l’art, dit-il, faites votre droit, devenez avocat. » Le jeune peintre se nomme Raffi (Rafaël) Lavie. Il deviendra plus tard l’un des artistes les plus marquants de son époque, l’un des fondateurs du mouvement 10+. L’histoire que Tsuki Garbian raconte est la sienne et elle sert de base, en quelque sorte, au tableau qu’il présente ici et dont le titre est « Mars Caful » Ces deux mots désignent au blackgammon une importante défaite.

Tsuki Garbian aime interroger l’histoire. En peinture, elle dit tellement de choses, relatives au sentiment, à la société, et puis à ceux qui vous ont nourri. Tsuki cite ainsi quantité d’artistes de la Renaissanc. Il évoque « les tableaux de Vermeer et du Caravage, qui sont les moments importants de l’histoire. Leurs tableaux fonctionnent aussi de cette façon. Par couches successives, sur des plans qui se recouvrent les uns les autres, ils parlent de ce qui a été, avant et de ce qui arrive maintenant. » Plus tard, dira Garbian, dans la peinture contemporaine, nombre d’artistes ont peint et réfléchi de cette manière. « Rauschenberg a pris un tableau de de Kooning, il l’a recouvert et intitulé « Erased de Kooning ». Erased signifie effacé. Ainsi explique-t-il que nous cherchons tous à « oublier » celui qui vous précède, à anéantir la figure tutélaire. Mais pas seulement.

« Rauschenberg a pris un tableau de de Kooning, il l’a recouvert et intitulé « Erased de Kooning ». Visages enfouis, oubliés, noms éteints, histoire niée. La négation de l’autre, le refus de la vie.

Dans le cas de Raffi Lavie, le cas est un peu différent. Ici, le maître veut effacer l’élève. Et cette tentative n’aboutit à rien d’autre que de renforcer l’immense colère. Raffi sera considéré comme un peintre rempli de violence, « nerveux, agressif et abrasif. » Mais il s’agit aussi d’un peintre vivant, rescapé du meurtre, sorti de l’oubli. Un témoin. La recouvrance de la mémoire est une nécessité. Nous sommes nés de ça. Nos parents qui sont des peintres ou des victimes, ont survécu à ce crime. Quand il interdit au jeune Raffi de pratiquer son art, le professeur renforce aussi la vigueur et la détermination, qui sont cette flamme impossible à éteindre. En ce sens, Raffi est un pionnier, un bâtisseur nécessaire.

Tsuki Garbian a donc peint de cette façon qui 92 fois la volonté affirmée de maintenir le visage visible. Ces traits sont les siens, mais il peut aussi s’agir de Vermeer ou de de Kooning, que l’on efface et que l’on ressuscite. Le visage de Raffi remonte du plus profond de ce royaume, le visage de Tsuki et celui du professeur aussi dans sa volonté d’anéantissement. La pierre était roulée devant le tombeau. En ouvrant l’accès, Garbian découvre dans l’épaisseur du tableau et de la terre cette longue litanie qu’aucun oubli n’éteint.