Tunisie / Photographie / Saif Fradj / ROUTE NUE ET CHIENS ERRANTS

La photographie du Maghreb semble traversée par une route. Au sens le plus physique du terme, ce ruban noir et blanc est un fil permanent qui irrigue les images de sens. On peut citer quantité d’exemples où le départ-retour fait fonction de déclencheur. Saif Fradj est parmi ces gens qui se déplacent, dans ce mouvement inhérent à quantité de société et d’individus. Et de la même façon que Ziad Naitaddi (Maroc) recherche les raisons de la première image, il remonte cette route physique qui est également celle de sa vie. Comment en sommes nous arrivés à cet endroit et cette situation ? Sommes-nous perdus ? Cette brume, ce vent de sable qui nous aveugle, est-il à l’intérieur de nous, notre conscience défaillante ?

La route qui traverse présente donc une analogie évidente. Mais ici, la façon de la figurer pose question. Dans ces images, et l’on repense à Souad Mani (Tunisie) lors de son retour à Gafsa, dans ses images nocturnes et floues. La netteté semble impossible. Au moment d’écrire son histoire, Saif Fradj débute au Portugal. C’est un pays lointain qu’il dépeint avec une grande exactitude. Une partie de famille en est originaire. Les visages expriment clairement leur appartenance au lieu. Il n’ en est pas de même quand le photographe revient à Sidi Bouzid (Sud tunisien), au terme de ce déplacement. Une photographie l’illustre bien. Il s’agit d’une tribune vide, un gradin de « sel et de sable » qui domine une piste pour chevaux. Tout est gris, noyé de vent et de poussière. Impossible de dissocier l’endroit de ce qu’il représente, au moment de la Révolution. Impossible également de ne pas envisager ces décennies qui précèdent, dans un espace qui reste vide, absent de lui-même. Il y avait bien une raison au départ.

Chroniques d’un temps arrêté et d’une route qui s’enfuit. Stade de Sidi Bouzid.

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Dans le texte qu’il lui consacre (voir lien ci-dessous), Sihem Sidaoui parle évidemment de la lecture politique. Le déplacement n’est pas un instant de loisir. L’imprécision des visages et des lieux sont comme un aveu d’impuissance. L’image est contrainte, éloignée, elle sépare. La route marque aussi cette distance. Elle défile, elle « imprécise ». Visages noyés, silhouettes chancelantes, les femmes et les hommes sont prisonniers du tourbillon gris. L’interrogation sur le temps est donc au centre de sa conversation avec l’espace. « Et j’ai regardé dans tous les sens / L’horizon est tordu / Et la lune est triste / Un mirage du soleil dessine une carte du désert sur les bâtiments / Le hurlement des chiens errants précède le hurlement des voitures de police … », a-t-il écrit quelque part.

« Rational madness » et ses immeubles dans la grisaille du temps et du désert appartiennent au même vocabulaire. La route sans nom et la ville oubliée. Le photographe aime citer Edgar Morin : « La richesse de la photographie, c’est en fait tout ce qui n’y est pas, mais que nous projetons ou fixons en elle. » Dans le cas du photographe, la photographie des décombres, annonce une conjugaison au présent et au passé. Elle n’augure pas de l’avenir. Il dit seulement qu’en cet état, bientôt l’homme s’efface. Déjà, son visage s’altère et les lieux qu’il habite sont ceux de l’oubli.

« Venant du domaine de la médecine, il transpose dans ses œuvres quelque chose qui relève de la dissection des corps, de l’espace, de ce qui reste enfoui, invisible, ce qui est en train de disparaître et dont il faut garder une trace. » Sihem Sidaoui

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Roger Calmé (ZO mag’)
Photos : Saif Fradj et Auréa Jabeur
Contact : https://www.facebook.com/saif.fradj/?locale=fr_FR
Instagram : https://www.instagram.com/saifradj/

A lire : https://revistainteract.pt/37-38/le-fantastique-du-vertige-dans-le-geste-photographique-de-saif-fradj/

Repères :
Saif Fradj est né en 1989. Après quatre ans de médecine à la faculté de Sousse, il décide de revenir à sa passion de l’image et du cinéma. « Il expérimente à travers ses photographies mobiles et argentiques et à travers la vidéo son potentiel à représenter la fragilité du réel sous forme de documents imagés et textuels. » (Behance.net)

Co-fondateur de South of Ajdabiya et  de Bouma-Collective.

Expositions :
2018 : «Démolition»,  Elbirou, Sousse (Tunisie).
            « Démolition », Art’com, Marsa (Tunisie).
2019 : «Horizon immédiat», Elbirou, Sousse. 
            «Horizon immédiat », Festival Horizon à Marseille (France).

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