Il existe une image potentielle de nous que nous cherchons. Elle est bien réelle, mais elle n’apparait jamais sous la lumière habituelle. L’histoire que nous avons traversée, nos sentiments, notre langue ancienne restent invisibles. Nate Lewis rechercherait-t-il cette forme inédite, souterraine, qui est là dans l’épaisseur et l’arrière-plan ? De la même manière que l’appareil radiographique fait apparaître le squelette, ou que le scanner met en lumière la tumeur, il plonge dans cette profondeur et en ramène les images.
Ce n’est pas un hasard si le peintre recours à cette comparaison médicale pour illustrer son travail. A l’origine, il a travaillé une dizaine d’années en soins intensifs comme infirmier. Cette confrontation quotidienne n’est pas étrangère à l’intérêt double qu’il porte à l’image et à ce qu’elle déclenche aussi autour de mouvements et de sentiments. Ce corps allongé génère quantité de réactions. La souffrance et l’environnement influent sur le graphique enregistré. De ce moment révélateur (au sens photographique du terme), il dira : « De par ma formation médicale, je suis intéressé par les tensions qui existent en nous et hors de nous. En fin de compte, le travail embrasse des idées humanistes de connexion et de compréhension humaines. »

la main qui ausculte, la main qui livre un message d’amour ou d’empathie, continuent d’entretenir la parole et l’attention à cette surface qui est le corps… et qui est le papier en même temps.
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Dans les années 2010, Nate Lewis commence ainsi un travail de retranscription sur papier. Il décrit cette matière comme un organe, une « chair » sur laquelle sont imprimées les chaos de l’histoire, la servitude, la douleur, la contrainte, et dont les cicatrices apparaissent à différents niveaux. La surface sur laquelle il grave, creuse, détoure, rassemble, suspend ses corps est elle-même un corps, une mémoire, l’objet de l’attention. Un médecin, un peintre, un appareil d’enregistrement, la main qui ausculte, la main qui livre un message d’amour ou d’empathie, continuent d’entretenir la parole et l’attention à cette surface qui est le corps… et qui est le papier en même temps.
En 2017, au moment où il abandonne son travail d’infirmier, Nate Lewis emporte cette « mémoire » de l’autre, dans la situation assez terrifiante qu’il traverse. Et c’est ici que l’art prend son importance, comme une possibilité de réparation à la blessure. Il amène le corps sur le papier, sur la toile, ou sous l’appareil du diagnostic. « Ces pièces étaient vraiment intimes parce qu’elles étaient toutes des patients dans un état très critique », disait-il dans une interview à Chenée Daley (BRIC, 2021). «Avec quoi voudrais-je faire de l’art de plus, à part ces enregistrements de la vie de quelqu’un ? »
Cette dernière exposition parisienne, galerie Zidoun-Bossuyt, s’explique précisément dans cette attention à l’autre. Un souci permanent d’humanité traverse ces grandes œuvres qui enlacent les corps, rejoignent les mains et donnent à la figuration l’allure d’une danse, en état d’apesanteur. Aucune morbidité ne transparaît. Seulement par ce travail sur la matière papier, par ce gaufrage du support, par la répétition des motifs (enregistreur), il est évident qu’une chose a lieu et que Nate Lewis donne à voir ce que nous sommes au lendemain de cette « défaillance », dans ces perturbations multiples qui colorent et transforment nos tissus, les mots que nous prononçons, et cette musique audible à certains instants, diffusée par d’autres appareils amplificateurs.

« Synchronicité dans la tempête », 2023″. Impression jet d’encre sculptée à la main, encre, graphite, frottage, gaufrage, bâtonnets de crayon de couleur. 179,5 x 112 cm (2023)
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En quittant son travail médical, Nate a songé un moment à la musique. On sait qu’il est également violoniste et la musique participe d’une façon assez similaire, au travers de la partition, d’un langage figuratif. « Still Tuning the Current » introduit effectivement cette dimension en incluant une page du compositeur noir William Grant Still. De la même manière que la langue Braille donne au lecteur aveugle la possibilité de lire, de la même façon, la figuration de cette musique donne au danseur l’ivresse du mouvement. Cette fois, le corps échappe à cet enfermement dont il est issu. Les tableaux de Nate Lewis sont libres, et la douleur n’est plus une fatalité.
« Je sculpte des motifs apparentés aux tissus cellulaires et aux éléments anatomiques, permettant aux histoires et aux motifs cachés d’être découvert sur les photographies. » Nate Lewis
Nate Lewis : « Still Tuning the Current » (Toujours à l’écoute d’un courant), du 23 mars au 13 mai 2023, Zidoun-Bossuyt Gallery, Paris.
https://zidoun-bossuyt.com/exhibitions/nate-lewis-still-tuning-a-current/
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Roger Calmé (ZO mag’)
Photos : DR et by courtesy Gallery, Paris.
Repères :
Nate Lewis est né à Beaver Falls (Pennsylvanie-USA) en 1985.
Il a obtenu un baccalauréat en sciences infirmières et pratiqué les soins intensifs en hôpital pendant neuf ans. Ses premiers pas artistiques ont été le violon (2008), avant de poursuivre par le dessin en 2010.
Site internet : https://www.natelewisart.com/
Expositions individuelles (sélection) :
2022 : Tuning the Current, Fridman Gallery, New York (USA).
2020 : Latent Tapestries, Fridman Gallery, New York.
2019 : Untitled, Art Miami Beach with Remy Jungerman, Fridman Gallery, Miami (USA).
Paris Photo, Curiosa section, Fridman Gallery, Paris, France.
The Armory Show, Focus section, Fridman Gallery, New York.
2018 : EXPO Chicago, Fridman Gallery, Chicago (USA).
1:54 Contemporary African Art Fair, Special Projects, Pioneer Works, Brooklyn, NY.
Latent Tensions, Spring Break Art Show curated by Dustin Yellin.
2017 : Mosaic Project, Pennsylvania College of Art & Design, Lancaster (USA).
Tensions in Tapestries, Morton Fine Art, Washington D.C (USA).
2016 : Cheryl Derricotte and Nate Lewis: Fragile Vessels, Loyola University, Baltimore (USA).
Biological Tapestries 1st Movement, Morton Fine Art, Washington D.C.
Projets collectifs :
2019 Kassa Overall, Jazz Gallery Residency, The Jazz Gallery, New York.
Kassa Overall, Ben Lamar Gay, Matana Roberts, Luke Stewart, Melanie Charles, Fridman Gallery, New York.
2016–2017 : Created and designed Paperhaus Album and Single Covers.
Récompenses et résidences :
2022 : Robert Blackburn Printmaking Workshop, New York.
Fountainhead Residency, Miami (USA).
2020 : BRIC Colene Brown Art Prize Art Noir 12.
2018 : Dieu Donne: Artist Workspace Residency, Brooklyn (USA).
2017 : Pioneer Works: Artist in residence, Brooklyn.
Agora Culture, Art on the Vine Artist In Residence, Martha’s Vineyard, MA.
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