C’est une chose qu’il ne faut pas perdre de vue. Il y a la réalité du tableau et ce qui l’entoure, au quotidien, dans le geste ordinaire, comme de marcher de l’atelier à la maison. Sur ce chemin, Agnès doit acheter le riz, le pain, un vêtement pour le petit. Il faut penser au loyer, parce que le propriétaire est un homme emporté. Penser à la couleur, c’est-à-dire la matière qui est dans le pot et dans le tube. Ou la toile sur laquelle on mettra cette couleur. La récupération n’est pas toujours une démarche, mais simplement un moyen au travail de survivre. Quand elle finit de travailler à la plantation, Agnès Tebda rentre à l’atelier de couture où elle confectionne des robes et des chemisiers. Son savoir-faire est réputé, plus que son travail de plasticienne, pourtant exposé dans des lieux emblématiques de la capitale. Une deuxième journée commence, derrière sa machine à coudre, jusque tard dans la nuit.

Souriez: le petit oiseau va sortir!
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« Bien sûr, je pense à la peinture, tout le temps. Mais il faut exister aussi. Il n’y a pas de fonds pour nous. Ça fait que tu dois doubler le travail dans tous les sens. Des fois, tu as envie, mais l’esprit est pris par ça, il ne pense plus qu’à la maison, le manger, le toit. Comment faire ? », dit-elle en commentaire à une photographie qui la montre au bord d’un fleuve, à Ségou (Mali). Sur la berge, des plantations sont en pleine croissance. Le vert est d’une énergie absolue. Elle sourit. Il n’y a pas de fleuve à Ouagadougou, la terre est sèche. Des fois, on voudrait penser à la peinture, mais c’est impossible.
A quelques centaines de kilomètres, tout près d’Abidjan, Eric Bruly est dans une situation très similaire. Il vient d’achever une série de selfies peints, des figures dérisoires et réalistes qui montrent nos visages contemporains. En regardant avec attention le travail sur une planche de récupération, on voit bien la couleur qui s’écaille. Le tableau date de cinq mois à peine. « Comment veux-tu que j’utilise de la peinture d’artiste ? C’est fait avec des couleurs pour le bâtiment, avec des bombes pour les voitures. Tout de qui me tombe sous la main. Je n’ai pas le choix, » explique-t-il.

Bakoo Coulibaly dans une observation précise de la rue et de la vie qui est la sienne.
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Dans une situation très comparable, le photographe malien Bakoo Coulibaly parle de ses tirages, grand format… et qu’il ne parvient que difficilement à réaliser. Plus de 50 000 Fcfa (75 euros), l’unité. Dans ses contacts à Bamako, Françoise Huguier avait pourtant remarqué le jeune photographe. On peut supposer que cette recommandation servira. En attendant, les tirages restent dans les enveloppes, en attente d’acheteurs. Bakoo parle lui aussi de son quotidien et il n’a rien à voir avec l’achat de nouvelles optiques ou d’un boîtier. Mêmes références à la misère quotidienne. Comment envisager de monter une exposition, sans disposer d’un solide appui institutionnel ? Les places sont rares et le privilège ne se partage pas, peu importe le médium.
Dans un courrier, Eric Bruly notait que cette urgence n’avait jamais été aussi brûlante. Ne rien vendre, même pour une bouchée de pain. Incapable de peindre dans cette désolation, regarder les murs de la maison, dont il sera expulsé à la fin du mois. Regarder les murs et continuer à mettre la couleur dessus. Pourquoi ? « parce que je ne peux rien faire d’autre », répond-il. Et ne lui parlez pas des galeries, des marchands d’art européens, et de tous ceux qui proclament que l’art africain n’a jamais été aussi fort. » L’immense majorité vit dans une réelle misère, dit-il. Je n’éprouve pas de colère, mais c’est un peu du cinéma tout ça. Il n’y a pas d’école, les galeries vivent à l’écart et le marché… il n’existe pas. Ce sont des blague. Des blagues vraiment! » Il y a ainsi une très belle toile de lui, qui se prend en image. Un selfie de l’artiste en pied, tel qu’on l’imagine, tel que les gens disent. Des blagues.
RC (ZO mag’)
Photo : © Agnès Tebda
Contact : http://www.instagram.com/agnestebda/
https://www.instagram.com/brulyeric/
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