Il est réconfortant d’écouter Aida Muluneh parler de la photographie. Dans ses interviews, elle évoque son cheminement personnel comme elle le ferait du travail dans le laboratoire. La dissolution du révélateur, sa température, le choix du papier : tout ça tient d’abord d’une connaissance technique autant qu’émotionnelle. La même lucidité intervient dans sa vie. D’avoir beaucoup voyagé tout au long de sa jeunesse, fait de son retour en Ethiopie une date essentielle. C’est ici qu’elle prend conscience de ce qu’elle doit faire. L’Ethiopie est une sorte de « chambre noire », où les choses se révèlent. Qu’il s’agisse de ses images (reportages et création), de ses choix esthétiques (noir et blanc et couleur), de ses implications éducatives (festivals et formations), ou encore du regard qu’elle porte sur le monde et de la manière d’engager le dialogue avec celui-ci. « Chambre noire », espace de clarté !
Quand elle a terminé ses études de photographe, Aida débute par le photojournalisme. Cette expérience avec le Washington Post lui semble toujours une étape primordiale. « Les photographes débutants sont souvent impatients de se lancer dans la photographie artistique, alors qu’il faut d’abord développer les compétences narratives. J’ai commencé ma carrière en tant que photojournaliste, et il était important pour moi de savoir définir en premier lieu l’objectif de mon travail de photographe », explique-t-elle à ce sujet.

Deux mots retiennent ici l’attention : « compétences narratives ». Qu’il s’agisse de la réalité ou de la fiction, l’histoire revient toujours à ce besoin : comment raconter l’histoire ? Aida Muluneh ne s’écarte jamais de la réalité. Pour exemple le récent travail (Water Life, 2018) sur les besoins planétaires en eau. Bidons oranges dans des lieux désertiques, asséchés et affligés. Des silhouettes hiératiques (fiction), vêtues de rouge, statufient cette misère. L’image est très picturale, dans un collage surréaliste qui associe la couleur et le gris de la terre. Fiction et réalité convergent vers le même point. Photographie ou peinture, peu importe, c’est l’évidence du sujet qui tient l’entièreté du propos. Et si la photo était là pour apporter des réponses. Aux besoins de celui qui la prend et de ceux qui la regardent ?
En 2008 déjà, Aida a commencé d’enseigner la photo. Deux ans plus tard, elle est à l’origine de l ‘Addis Foto Fest, le premier festival international de photographie en Afrique de l’Est, tenu tous les deux ans à Addis-Abeba. Ce travail pédagogique s’inscrit dans une volonté d’ouvrir le regard sur l’Afrique et réciproquement de faire prendre conscience aux artistes de l’importance de ce médium. « Au fil des années, j’ai commencé à comprendre que si nous voulons changer la façon dont le monde perçoit l’Afrique, nous devons développer de nouveaux talents africains par le biais de l’éducation, » déclare-t-elle sur le site du fabricant Canon. Plusieurs fois, elle revient sur ce fondement. Les bases, le photojournalisme, la lumière… avant d’évoluer vers l’acte plasticien. « (…) je pense qu’il est crucial de maîtriser les bases (…) En tant que photographe qui a commencé dans la chambre noire, mon éducation en photographie débute par le noir et blanc. (…) C’est la base pour les étudiants en photographie, car vous devez d’abord comprendre la lumière avant de pouvoir explorer d’autres éléments, tels que la couleur. »

Sous un éclairage plat, dans un placage de couleurs crues et significatives, Aida Muluneh aboutit son travail de création. Elle a aboli de ses clichés les ombres qui distraient le message. Les réglages sont permanents… de même que les collaborations avec ses modèles. Ce « lien » est essentiel, comme celui qui se crée avec le public et permet le dialogue. En 2019, la photographe éthiopienne devient la première femme noire co-commissaire de l’Exposition du prix Nobel de la paix. A cette occasion, elle va créer dix œuvres pour l’édition à venir. Cette année, le prix Nobel est décerné au Programme alimentaire mondial. Les photos d’Aïda font le tour du monde et laisse à voir combien la faim est utilisée depuis des siècles comme une arme de guerre. Ce sont ces propos qui alimentent son travail. Des choses simples et évidentes, dans un langage photographique abouti, et destiné à être comprise par des habitants de la Terre.
« J’ai passé la majeure partie de ma vie à imaginer, à rêver et à dialoguer avec l’Éthiopie. Ma mère a toujours veillé à ce que nous restions connectés à notre lieu de naissance, indépendamment de notre vie d’immigrante décousue. Pour cette raison, mon retour n’a pas seulement eu un impact sur ma photographie, mais aussi sur la façon dont je vois le reste du monde. » Aida Muluneh.
Roger Calmé (ZO mag’)
Photos: Aïda Muluneh
https://www.aidamuluneh.com/
Repères :
Aïda Muluneh est née en Éthiopie en 1974. Elle a quitté le pays très jeune âge, pour voyager entre le Yémen et l’Angleterre. Elle s’installe finalement au Canada en 1985.
En 2000, elle obtient un diplôme du département de communication à l’Université Howard, Washington D.C. Après l’obtention de ce diplôme, elle travaille comme photoreporter au Washington Post.
Ses recherches artistiques ont été exposées dans le monde entier. Certaines images se trouvent dans la collection permanente du Museum of Modern Art (MoMA), du Smithsonian’s National Museum of African Art, du Hood Museum, du RISD Museum of Art et du Museum of Biblical Art aux États-Unis.
Lauréate 2007 du Prix de l’Union Européenne aux Rencontres Africaines de la Photographie, à Bamako (Mali), lauréate 2010 du Prix International de Photographie CRAF à Spilimbergo (Italie), lauréate du Prix de Curatelle 2020 de la Royal Photographic Society, boursière CatchLight 2018 à San Francisco (États-Unis).
En outre, fondatrice et directrice de l’Addis Foto Fest (AFF), le premier festival international de photographie en Afrique de l’Est organisé depuis 2010 dans la ville d’Addis-Abeba.
Expositions (sélection)
2022: Water Life, Musée du textile du Canada, Toronto, Ontario, Canada.
2021: Wings that Soar and a Selection of Earlier Works , David Krut Projects, Johannesburg, Afrique du Sud.
Wings that Soar ,David Krut Projects, New York, États-Unis.
2020: Confinée à la maison. Sharjah Art Foundation,Sharjah, Émirats arabes unis.
EN LIGNE: Homebound: Un voyage dans la photographie, Sharjah Art Museum, Sharjah, Émirats arabes unis.
2019: Water Life ,Somerset House, Londres, Royaume-Uni.
Water Life , David Krut Projects, New York , Chelsea, New York, États-Unis.
2018: Réflexions d’espoir, Musée Aga Khan, Toronto, Ontario, Canada.
2016: The World is 9 ,David Krut Projects, New York, États-Unis.
Expositions collectives (sélection)
2021: Interior Infinite, The Polygon Gallery, North Vancouver, Colombie-Britannique, Canada.
Face Forward, Grinnell College Museum of Art, Grinnell, Iowa, États-Unis.
2019: Aperçu de la saison, Nicholas Metivier Gallery, Toronto, Ontario, Canada.
Incarnations. L’art africain comme philosophie ,BOZAR, Bruxelles, Belgique.
Summertime…, Jenkins Johnson Gallery, San Francisco,Californie, États-Unis.
Spring Selections, Jenkins Johnson Gallery, San Francisco.
2018: In Their Own Form, Museum of Contemporary Photography, Columbia College Chicago, Chicago, Illinois, États-Unis.
Being: New Photography, Galerie mécène, Chicago, Illinois, États-Unis.
Spring Selection, Jenkins Johnson Gallery, San Francisco.
Being: New Photography 2018 , MoMA, The Museum of Modern Art , New York.
2017: Humanity Today, Jenkins Johnson Gallery, San Francisco.
2016: Iris de Lucy. Femmes artistes africaines contemporaines ,Rochechouart Musée d’art contemporain, Rochechouart, France.
For Freedoms, Jack Shainman Gallery, Chelsea, New York.
Portraiture: A Group Photography Exhibition,Jenkins Johnson Gallery, San Francisco.
Inch x Inch, David Krut Bookstore & Gallery 151, Johannesburg, Afrique du Sud.
2015: Editions Showcase ,David Krut Projects, Le Cap, Afrique du Sud.
Devinez qui vient dîner? , Richard Taittinger Gallery, New York.
2014: La Divine Comédie, MMK, Museum für Moderne Kunst Frankfurt, Francfort, Allemagne.
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