Sur ce bateau, deux mains dessinent la nuit, dans les mots et dans les couleurs. L’une consulte les cartes et l’autre nourrit les oiseaux qui reconnaissent les rivages. Un jour, Kevin Pierre a rencontré Barbara d’Antuono, autour de ce projet. Le navire est un livre et il s’appelle « Esprits vagabonds », publié il y a deux ans, mais qu’une présente exposition de Barbara remet en lumière.
Une note bibliographique dit qu’ils se sont croisés par l’intermédiaire de Catherine Ursin, laquelle a illustré une couverture de ses poèmes. Ah oui, Pierre est poète, il écrit du théâtre, il danse et chante, et la nuit haïtienne le prend dans ses bras. Voilà un terrain d’entente, avec Barbara d’Antuono. En 2019, « L’œil de la femme à barbe » les a invités à embarquer. Le plus beau des navires, voiles chargées et cales emplies de lune-soleil. Le livre est un bateau et les côtes haïtiennes possèdent des criques pleines d’ombres à double sens.


Les écrits de Kevin Pierre baignent dans cette puissante et langoureuse étreinte. La sonorité pourrait être celle de Marquez. La sensibilité est celle d’un homme de la rue, et la rue est un lieu magique. La mort autant que la vie brille de mille yeux. Il faut lire l’enterrement le plus terrifiant, qui dit la réalité insulaire et son recours au grand jardin. « Ce soir-là avaient lieu les funérailles les plus insolites et inhumaines. Fanaёlle était morte le matin, après des jours de combat inlassable contre le choléra qui avait déjà décimé une bonne partie des habitants de Raboto. Elle était allongée inerte comme un bout de bois et n’avait que les os et la peau. Le visage endormi, et l’âme déjà bien trop loin pour implorer la pitié des dieux. (…) Son père, gardien des latrines, était dépassé par les évènements. Il dût arracher, comme on arrache l’aile d’une libellule, les planches qui servaient de cloisons aux locaux d’aisances, pour fabriquer une espèce de cercueil. » Au matin, le vieil homme s’est pendu aux poutres de ces chiottes infâmes et son corps balançait par-dessus la fosse.
Alors oui, au moment de revenir sur ces côtes, les textes de Kevin Pierre et les broderies de Barbara récitent le même couplet. Ils parlent de ce quotidien et du recours salvateur à la magie. Leurs deux écritures unissent des lèvres identiques et percent la chair d’un nuage passager. C’est tellement rare sous nos tropiques, ces accouplements des mots qui n’en sont plus. Juste une porte ouverte, et le chevauchement grimaçant des mondes. Sous cet au-delà, la mort n’est pas une fin. Couché, dans la terre sèche, dans une eau qui ruisselle, « au fond de mon cercueil, bienheureux, écrivant un poème pour mes futurs enfants. »
« Les gens meurent tant que les chansons nées de la mort se multiplient et font chanter.
À vrai dire, rien n’est plus vivant que la mort !
Que nos larmes deviennent les rubans qui serrent les étoiles entre elles.
Les gens meurent tant que la mort perd son odeur, sa force, sa lucidité,
Ses blessures et son histoire » Kevin Pierre

« Esprits vagabonds », Barbara d’Antuono (œuvres textiles), Kevin Pierre (textes en créole haïtien et français). Préface de Daniel Conrod. Editions de l’œil de la femme à barbe.
RC (ZO mag’)
Photos: L’œil de la femme à barbe et by courtesy Claire Corcia
L’œil de la femme à barbe Éditions, 76 rue du sgt Bobillot, 93100 Montreuil.
https://loeildelafemmeabarbe.fr
Actuellement visible : » Créatures des terres minées « , Barbara d’Antuono, du 2 juin au 13 juillet 2022, galerie Claire Corcia, Paris.
Barbara d’Antuono – Barbara d’Antuono (barbaradantuono.fr)

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