Des visages, encore des visages, parce qu’au fond nous ne sommes que ça. Visages posés sur la phrase, instantanés d’une pensée singulière, commencement du mot et visage. Le « A » que la bouche ne confond pas avec le O et qui lui dessine l’angle affirmatif. « L’alphabet est l’incontestable pilier du langage humain. Il est le creuset où vit la mémoire de l’homme. Il est un remède contre l’oubli, redoutable facteur de l’ignorance. (…) Trouver sur la scène de la vie humaine une écriture spécifiquement africaine tel est mon désir. », disait l’ancêtre, celui par qui le mot arrive, qui le trace au crayon de couleur sur la feuille réceptacle. L’ancêtre s’appelle Bruly Bouabré Frédéric. « Combien de temps encore, nous allons vivre dans ce silence de nous ? », dit son petit-fils, Eric sur la toile, sur le mur, dans la poussière de la rue que le vent immobilise, pathétique et parodique.
Le peintre revient souvent sur l’image de l’aïeul. Et puis il prend le pinceau, le crayon, la bombe de couleur. Mimi Auguste Errol, critique d’art, souligne la continuité. « Je vois une création inspirée mais de façon réelle (…) Il s’est mis à traduire les œuvres de son grand-père sur une plus grande surface », disait-il en 2017, au moment de sa première exposition solo, « De l’irritation à l’envol », à Abidjan. Eric n’a fait que le confirmer, avec ce même attachement au sens, dans le même rejet rigolard des apparences. Visages tordus et contraints, faussement souriants, faussement colorés, faux et archi faux, pris dans l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, prisonniers du filet pixel, poissons frétillants.


« Selfies », dernière série du peintre d’Abidjan, est un régal de lucidité. Eric Bruly mentionne souvent son grand-père et la consigne qu’il lui laissait au terme de sa vie, « d’être bon et de cultiver la bienveillance. » Le vieux a laissé des milliers d’images qui documentent cette folie lumineuse de la vie. La vie aux champs, dans les bras de la femme, dans la tentation du serpent déplumé. « C’est la mémoire qui est au centre de tout ça, la mémoire sans quoi… » Il ouvre les mains, il s’apprête, il rit.
Derrière lui, un petit bonhomme dont on ne voit que les mains, brandit une image au-dessus de sa tête. Sur un écran, c’est son visage qu’il montre. Une image, un sourire, dans ce cadre de couleurs pastel, comme les coloriages du grand-père, le matin des sept soleils, sous l’apparition de la première lettre.
« Il est mon grand-père, et je souffre que sa pensée soit à ce point oubliée. Il avait raison de prédire l’incompréhension. Et tout ça est récupéré, mis dans des boîtes, vendu au plus offrant. La connaissance s’éteint et ils récupèrent l’héritage. Pathétique. » Eric Bruly Bouabré

RC (ZO mag’)
Photos: © Eric Bruly Bouabré
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