Ce n’est pas du désordre, mais plutôt une profusion. On pourrait dire que ça vient de tous les côtés. Il y a un mot wolof qui dit: miaras. Ce qui signifie mélanger. Selly Raby Kane a cette capacité de faire du mélange permanent, entre le tissu, la peinture, l’histoire, entre l’urbain, le futur, la fiction spatiale et la réalité de la rue. Parce qu’au fond, c’est là qu’elle veut en venir.
Pour dire la vérité, il n’est pas sûr que la styliste sénégalaise fasse vraiment de la mode. Ce qu’elle a commencé à créer, à son retour de Paris, après des études de droit privé, tenait déjà du collage. A cette époque, son univers a commencé de se peupler d’une multitude de sons et de créatures. Les liens qu’elle entretient avec Ibaaku (producteur de musique électronique) et le collectif des Petites Pierres baignent dans ce chaudron de l’Afrofuturisme. La SF, le militantisme noir, les attaches à la culture ancienne accouchent d’aliens visuels assez déjantés et qui vont exploser les repères de la mode dakaroise. Dans une interview au web mag « Demain Dakar » (2018) elle expliquait : » Lorsque je monte une collection, je commence par créer une histoire et camper des personnages, pour donner corps aux habits et matérialiser l’environnement dans lequel les individus sont plongés. Ce qui active ma volonté d’imaginer des vêtements, c’est de créer des mondes, de mêler mon terreau ouest africain au futurisme, de faire se rencontrer le mysticisme et la science.«


La mode africaine a ce talent d’être en permanence dans la proximité visuelle de la peinture, de la sculpture et dans des définitions avant-gardistes qui tiennent autant de la bande dessinée que du conceptuel. Sa présence à la Biennale de Dakar (2014) n’a donc rien de fortuit. Elle présente ici une série intitulée « Alien Cartoon », Inspirée de photographies macro d’insectes. « C’est comme si ma vie soudain avait changé. » Et Dakar aussi qui prend alors des allures de cités post-atomique, en voie de mutation, rendue à un temps qui viendra, passé ou future, peu importe,
« Dakar, c’est un espace-temps assez étonnant, qui fait coexister différentes temporalités, » a-t-telle l’habitude de dire, parlant de cette ville et de « sa charte graphique« , débordante à souhait. Rappelez-vous 2012, où elle investit justement les quais de la Grande Gare. Une archi coloniale réinvestie par la science-fiction, des créatures débarquées du Vaisseau fantôme, kimonos, battle-dress d’acier et de latex, surlignés au fluo atomique. Se sont joints à la performance, des artistes perfusés, beatmakers, graphistes, danseurs urbains… « Une synthèse entre tout ce qui m’influence, notait-elle, ma ville notamment et les films fantastiques. » Ce besoin qu’elle a « d’être en contact constant avec d’autres créateurs, qui tentent de repousser les limites (…). Des gens qui s’intéressent à des choses spéculatives, qui interrogent la ville, son devenir et ses habitants. »


Et dire que cette jeunesse se destinait au droit et à sciences-po (pardon ?) ! Erreur d’aiguillage, elle a rétabli la trajectoire. Au printemps 2019, vous allez la découvrir dans la nouvelle collection d’Ikea, « Överallt ». Les meubles suédois se sont associés à une plateforme en ligne, multiculturelle, basée au Cap (Afrique du sud). Selly Kane est sur la photo, avec Sindiso Khumalo et Laduma Ngxokolo notamment. Du mobilier donc, et du vêtement bien sûr. Stéphan Gladieu (photographe) l’avait invitée devant des maisons de bois, des fresques murales, des ambiances de ghettos qu’explosaient les couleurs acides, hautement corrosives et amoureuses de la styliste.
Si bien que la styliste n’en est plus tout à fait une, que ses vêtements tiennent aussi de la combinaison spatiale, qu’elle parle mille langues et pourrait demain s’adonner à des toiles mobiles, parce que le corps bouge, qu’il suit un rythme, le long d’une rue. Une toile ou alors… Elle a dans ses cartons des projets liés à l’infiniment petit. Traduisez cette vie très intense, totalement invisible et formidablement colorée que l’on appelle… la bactérie. On peut réfléchir à cette question et c’est comme un film qui commence, une plongée dans les tissus les plus profonds.
» Lorsque je monte une collection, je commence par créer une histoire et camper des personnages, pour donner corps aux habits et matérialiser l’environnement dans lequel les individus sont plongés. Ce qui active ma volonté d’imaginer des vêtements, c’est de créer des mondes, de mêler mon terreau ouest africain au futurisme, de faire se rencontrer le mysticisme et la science. » Selly Raby Kane

Le travail de Selly Raby Kane est actuellement visible à Memoria-MuCat: récits d’une autre Histoire, du 7 avril au 21 août, au MuCat d’Abidjan.
Accueil | MuCAT (Musée des Cultures Contemporaines Adama Toungara)
Roger Calmé (ZO mag’)
Photos : by courtesy MuCat et © Selly Raby Kane
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