France-Maroc / Plasticienne / Roxane Daumas / HYPOTHESES MELANCOLIQUES

Ce sont des choses qui arrivent sans même que l’on s’en rende compte. Un instant plus tôt, il y avait des voix, des mouvements qui remplissaient le lieu. Ensuite, ça n’existe plus de cette façon, mais à la manière d’un souvenir, d’une feuille de papier, à laquelle il manque la suivante, et qui n’a plus beaucoup de sens. C’est ici que Roxane Daumas travaille. Dans ce vide que nous avons laissé, dans cette absence qui nous est tellement coutumière. Les villes sont ainsi faites, d’instants qui existent et d’autres qui ont commencé à s’effacer.

« Cela doit-il être ? Cela est. », 112 x 166,8 cm. Gomme bichromatée, émulsion vinylique, pierre noire et blanc de Meudon sur papier (2022).

Au mur du Jardin rouge (Marrakech), une dizaine de grands formats (1, 12 x 1, 66m) parcourent les espaces de la station thermale de Sidi Harazem. L’histoire en est banalement triste. Conçue dans les années soixante par l’architecte Jean-François Zevaco, elle a connu un grand succès populaire, avant de tomber dans un abandon progressif. Le propos de Roxane Daumas n’est pas d’expliquer cette déshérence, mais de dire le sentiment que cela lui inspire. « Je n’ai pas d’ambition documentaire. Mes dessins ne sont que la projection de ma perception sensible du lieu. » L’exposition est donc partie de cette visite et des choses entendues à son propos, de cette lumière si particulière, dans ce béton nu, la découverte d’une architecture brute et oubliée. Ce sont ces endroits qui l’intéressent, à l’image du travail précédemment conduit en Wallonie (Herstal), ou sur une base de sous-marins allemands dans les eaux de Marseille. Désaffectés, vides et résonants.

« Dans un constat émouvant, elle témoigne de cette rencontre étrange du tragique et du grandiose, résultat du tiraillement éprouvé par le lieu lui-même entre sa fonction première et son abandon. Fantômes d’une époque différente, les bâtiments n’existent plus que dans le souvenir. » Salome Issahar-Zadeh  

Mais une exposition tient aussi dans son geste. Si l’esprit demeure celui des « Architectures inachevées » (2018), elle se différencie par la technique et la gestuelle qui l’accompagne. Pour les « Architectures », Roxane Daumas utilisait la pierre noire, un crayon dont la mine donne le noir absolu, quasi « sidéral », l’absence totale de la lumière réfléchie. Il s’agissait enfin d’un dessin, aux confins de l’image photo, dans cette ambiguïté de l’image qui pourrait être.

Ce n’est plus le cas, et elle dit avoir retrouvé ici une liberté du geste et s’ « être même émancipée de la photo. En introduisant une plus grande distance avec le support, ma liberté est beaucoup plus grande, c’est-à-dire la possibilité d’interprétation. » L’explication n’est pas tant dans le format que l’usage d’une technique ancienne, la gomme bichromatée, une émulsion photographique qui permet le transfert d’une image sur un support papier. Une fois ses prises de vues opérées, Roxanne Daumas a commencé par convertir les images en négatifs de grande taille. Puis elle les a imprimés sur la feuille, qu’elle a ensuite retravaillés au crayon et au pinceau. De cette façon, elle peut faire apparaître l’image voulue, en mettant des focus où elle le désire. Cette « liberté » s’inscrit bien dans la tradition des pictorialistes de la fin du 19ème qui refusaient de voir la photo comme seulement une reproduction de la réalité.

Charpentes à nues, banquettes arrachées.
« Cela doit-il être ? Cela est. » est autant une œuvre de peintre qu’un constat sociétal. Les lieux sont à l’image des autres objets ou des images qui nous entourent. Leur existence est temporaire, liée à des rites, des usages en vigueur, et qui n’ont plus cours par la suite. Est-ce un hasard, mais au même moment, sur les berges du fleuve Congo, Gosette Lubondo (RDC) expose un travail sur le palais de  Gbadolite, édifié par le maréchal Mobutu à la fin des années 60. Même délabrement, même vide de sens quasi hypnotique. Les mots qui promettaient « une terre de miel et de lait » se sont perdus. Ses trains ne circulent plus, volumes vides, banquettes arrachées. Son fleuve est immobile.

Sur ce dernier travail, Roxanne Daumas badigeonne l’image au blanc de Reudon. De la même façon que les vitrines des magasins l’appliquent, dans l’attente d’un nouveau propriétaire. Au-travers du blanc, on devine qu’il y a eu quelque chose, avant cela, une pièce désormais vide et qui pourrait à nouveau servir. Mélancolique, comme le serait un roman de Modiano, sous le soleil pâle de cette plaine marocaine, dans la construction et son contraire permanent.

« Cela doit-il être ? Cela est. », du 26 mars au 7 mai 2022, Fondation Montresso, Marrakech.
Montresso – La fondation Montresso, résidence d’artistes et espace d’art à Marrakech, Maroc

Roger Calmé (ZO mag’)
Photos: © Roxane Daumas.

Les espaces que je traite s’érigent comme les témoins de drames, de faillites sociales, de projets avortés, de spéculations déraisonnées, de projets irrationnels… Ils deviennent les temples, les marqueurs, le paradigme de l’incohérence de nos sociétés contemporaines. On ne peut les ignorer. Ils ponctuent nos paysages. Ils témoignent de ce que nous sommes. Ils sont nos propres contradictions. Roxane Daumas

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Repères:
Roxane Daumas est née en 1979. Diplômée de l’école supérieure d’art d’Aix-en-Provence, ses œuvres sont présentes au Fond Régional d’Art Contemporain PACA, à la Fondation Montresso* et dans de nombreuses collections privées. Elle est représentée par la Galerie Dominique Fiat à Paris.


Expositions personnelles et collectives :

2020: « Base Martha »,  Galerie Dominique Fiat, Paris (France).
           « A Part Of », collective « There Are Treasures Everywhere » , Fondation Montresso, Marrakech (Maroc).
2019: « Base Martha », Art Fair Paris – Grand Palais – Galerie Dominique Fiat, Paris.
2018: « Architectures Inachevées »,  Jardin Rouge, Fondation Montresso, Marrakech.
      » l’Estaque « , collective « Tous à la Plage », Fermé le lundi, Espèce d’Espace Photographique, Marseille (France).
2017:  Exposition inaugurale, Fermé le lundi, Espèce d’Espace Photographique, Marseille.
     « Architectures Inachevées – l’Hôtel – #8  #11», « La Collective », Fondation Montresso*, Marrakech.
2015: « Herstal – Seraing / Wallonie 2, 3 et 4 »,  «Figure du Double», Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence (France).
2014: « Herstal – Seraing / Wallonie 1 et 2 », «Figure du Double», Château de Bouc Bel Air (France).
2009: « Vous Êtes Ici », exposition «De l’Autre Côté du Miroir», MuseeAv, Nice (France).   
     « Containers en Transit » , « Peu Importe, Ici, Vous Êtes Ailleurs »,  Exposition «Urban Works», Domaine de Fontblanche à Vitrolles (France).
     « Cafétéria Vénitienne », Centre Culturel de Marignane (France).
     « Peu Importe, Ici, Vous Êtes Ailleurs », exposition «Alibi Hic et Nunc», Hôtel 3.14 à Cannes (France).
2007: « Ascension Sociale », Exposition «Prologue», Espace Square Architecture, Cannes.
2006 : « Espaces Fonctionnels », Centre culturel George Sand à Vitrolles.
2005: « Ponctuations Urbaines » , galerie Appel d’Art, Marseille.

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