A y regarder avec attention, nous sommes tous le monstre d’un autre. Différent par l’apparence, la pensée, la place de l’œil bien sûr et la forme des doigts, mais surtout le lieu que nous habitons, la culture qui est la nôtre. Différents et tellement semblables, c’est à dire possibles et conformes à ce que nous pourrions être si… les conditions avaient été différentes.
Cette question de l’altérité traverse le travail récent d’Amir Chelly. Le jeune plasticien tunisien a choisi de s’intéresse à cette notion (cardinale) de la différence… dans un monde tenté (et soumis ) par le langage unique. L’exposition « I’m a monster » tombe donc à pic. Dans son entretien avec Manel Romdhami, artiste elle-même et critique d’art, ils reviennent sur cette urgence de l’acceptation, mais aussi sur le processus créateur. (RC)
Recueilli par Manel Romdhani

Interview d’Amir Chelly
Manel Romdhani : L’exposition « Je suis Monstre » nous plonge dans un univers hybride qui fusionne la peinture et la sculpture ou peut-on les appeler une « sculpto-peinture », pour reprendre le terme d’Archipenko. Pouvez-vous nous parler sur votre processus artistique ?
Amir Chelly : « Je suis monstre » est le fruit d’un travail continu qui a commencé en mars 2020. Je vais m’attarder sur le point que vous venez d’évoquer et qui me semble intéressant : la fusion des disciplines. En effet, j’ai un « passé » de peintre, mais je crois aussi à la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. L’échange entre les disciplines est une richesse en soi et je pense que nous sommes à un moment où l’abolition des frontières entre les sphères artistiques s’opère. Au point de se demander pourquoi il existe toujours ce découpage entre les disciplines dans les Instituts Supérieurs des beaux-arts. Quant au terme d’Archipenko, cette sculpto-peinture, il risque d’être… temporaire.
MR: Vous pouvez préciser ?
En ce sens, que la prochaine exposition peut très bien n’avoir ni recours à la peinture ou à la sculpture. Ce sera l’idée qui guide vers la technique.
M.R : Il y a une présence forte des références mythologiques dans vos œuvres. Comment se forment les monstres d’Amir CHELLY?
A. CH: C’est vrai que ce monde m’intéresse beaucoup. J’ai lu pas mal d’ouvrages sur la mythologie gréco-romaine. C’est là où je trouve des explications aux questions qui me hantent. Mais, je souligne bien que mes références sont hétérogènes. Avoir une idée, c’est un événement qui arrive rarement, selon Deleuze, et qu’en avoir une, c’est une fête. (…) J’ai l’impression qu’à travers la création des monstres, je suis en train de franchir des limites et transgresser le cadre social. Le monstre nous met-il face à cette part cachée de nous-mêmes ? Ici, je reviens à votre texte curatorial où vous avez mentionné l’étymologie du terme. Voilà qui rajoute à la définition du monstre. A travers mes créatures, j’essaie de d’offrir la possibilité de voir le monde sans en avoir peur. Il me semble que le fait d’échapper aux normes nous permet de mieux voir les choses.


M.R: Comme vous venez d’évoquer cet aspect de la vision, pouvez-vous revenir sur la présence de l’œil dans vos œuvres?
A.CH : Vous n’avez pas tort. L’œil est la source de toute vision, au sens propre comme au figuré. Il existe l’œil divin, l’œil de la connaissance, l’œil de la vision intérieure, l’œil de la pensée… J ‘ai lu récemment un article sur le livre « Pour une autre esthétique » écrit par Gao Xingjian. Ce dernier pense que « le troisième œil » permet à l’artiste » de » dépasser (son) narcissisme« . Il développe cette notion dans une autre interview par » un regard qui met en cause le travail de l’artiste « . Ces questions liées à la vision m’ont amené à penser mon travail sur une plus grande échelle. Par exemple de proposer des installations en communication avec des lieux faisant partie de mon quotidien. Je parle ici du marais de Monastir. Il s’agit d’un environnement propice pour les oiseaux migrateurs pendant la saison d’accouplement bien qu’il soit traversé par une voie ferroviaire. Cet endroit est alors associé à la naissance, la fertilité et la vie. Maintenant, mes sculptures sont placées dans le marais et j’ai pris des photos de l’installation pour garder une trace de l’intervention artistique. L’intention n’est pas de faire du marais un lieu d’exposition mais plutôt d’en préserver la pureté et la tranquillité.
« A travers mes créatures, j’essaie de d’offrir la possibilité de voir le monde sans en avoir peur. Il me semble que le fait d’échapper aux normes nous permet de mieux voir les choses. » Amir Chelly
M.R : En suivant vos choix des lieux d’exposition, après votre passage à Sousse, Monastir, et Mahdia, on peut vous voir à l’espace Central de Tunis.
A. CH: Je m’intéresse à l’espace Central vu son approche pluridisciplinaire. En ce qui concerne les lieux et la difficulté que l’on peut avoir à se montrer, disons qu’il est difficile de passer de la vie universitaire à une carrière professionnelle. C’est lié entre autres à l’absence d’un marché de l’art, lequel essaie actuellement de se structurer. Cette question entre l’art et son marché reste problématique dans un monde globalisé.
M.R : Pour conclure notre conversation, quelle est la devise d’Amir CHELLY ?
A.CH : « Le comportement nécessaire d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant. » Paul Valéry.
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Repères:
Amir Chelly est né à Sousse (Tunisie) en 1993, il est diplômé de l’Institut supérieur des beaux-arts de cette même ville. Actuellement, il poursuit une thèse de doctorat à l’unité de recherche Esthétiques et pratiques des arts de l’Institut Supérieur des beaux-arts.
Manel Romdhani est née à Kairouan (Tunisie) en 1993. Vit et étudie entre le Liban et la Tunisie. Elle a obtenu son Master de Recherche en Arts visuels à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sousse et elle a décroché un deuxième Master en critique d’art et curatoriat à Beyrouth.
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