Traverser. Ce mot possède en lui la capacité de rendre les choses possibles. Il ouvre la perspective et ses utilisations sont multiples. Pour un paysage, une ville, une humeur ou une époque. Notre vie elle-même est une sorte de traversée. De cela, Mouna Saboni parle dans sa photographie et dans le texte qui vient avec. L’un accompagne l’autre, il est d’une pierre semblable, d’un même mur. Il est d’un oubli identique, nécessaire et momentané.
Ce qui est écrit dans l’ombre, la sourate, le souvenir, la confidence et le songe, le mot qui te dit.
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Entre 2018 et 2019, la photographe parcourt ainsi un paysage qui est en partie le sien. La Fondation Montresso l’a invitée à se « déplacer » dans cette géographie marocaine qui va entre des points à demi-effacés, tangibles et éblouissants. Mouna est originaire par son père des plaines de pierre, de ces djebels posés sur l’océan saharien. Elle traverse un lieu à la mesure imprécise, mais qui englobe, qui emporte, et elle l’écrit. Le poème s’appelle « Où vont les pierres lorsqu’elles disparaissent ? »
Il faut tout abandonner. Et tout traverser. Abandonner. Seul le bruit des vagues qui ricoche contre les parois. Traverser. Il y a la terre silencieuse. Il y a cette lumière éblouissante. Et le sang dans nos veines.
Où vont les gens quand ils ne sont plus là ? et ceux qui les ont précédés, ceux qui marchent, traversent le temps et ne laissent que le son dans la pierre, l’empreinte du regard, fixé par le vent ?
Paysage 4. Image sans titre. Maroc 2020.
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Dans le catalogue de l’exposition qui suit, Michel Poivert (professeur de l’Art, Sorbonne) le dit avec une grande précision : « Ces images désaffectées, comme on le dit des lieux, viennent alors libérer leurs affects. À leur tour dans « Ceux que nos yeux cherchent », les textes mêlant l’arabe et le français viennent faire naître des paysages, l’image est désormais physiquement là – non plus représentation mais présence – et prend un caractère votif. » Elle est devenue ce « matériau conductif », comme le serait une fibre optique ou un fil de cuivre qui va entre les états de l’âme et du souvenir.
Sur son présent et ses attaches au passé, la terre marocaine s’ouvre en creux, en résonnance, et la photographie pose l’éclairage. Elle révèle ce vide, cette absence significative, minérale, et elle la remplit dans un même temps des visages familiers qui reviennent. Mouna Saboni se penche sur cette pierre et elle l’écoute. Dans ce croisement du temps et du paysage traversé, son appareil photographique enregistre, et sur un carnet, les mots accompagnent. « Traverser » sera donc le titre de l’exposition (2019) à la Fondation Montresso. Elle regroupe ici ces instants d’elle-même et du lieu, le support et la surface en même temps. Un an plus tard, « Ceux que nos yeux cherchent et ceux avant eux encore » écrit en quelque sorte la suite. Des silhouettes ont ressurgi. L’image se précise dans cet écho manuscrit. Ecriture parallèle, continuité d’encre et d’ombre.
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Une lettre lui est adressée, Les mots ne voilent pas ses yeux, ils les accompagnent.
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Rien n’est interrompu en somme. Une ligne conductrice part vers des points éloignés et qui peuvent expliquer le déclenchement. Dix ans plus tôt, Mouna Saboni est en Argentine, dans la partie sud de l’Atacama. Le désert d’altitude lui apparait alors comme le lieu de la perte, celui où tous les repères se dissolvent. « Il faut tout abandonner« , écrit-elle plus tard dans le poème. Il y a dans le mot la nécessité d’ouvrir cette porte, pour aller au-delà. « C’est à la suite de l’Atacama que j’ai voulu faire totalement de la photographie, » et en même temps d’écrire sur cette absence et ce qu’elle suggère. L’absence, comme lieu et comme instantané de vie. Quelques mois passeront, puis elle revient vers le Maroc.
Sans chercher à l’arrêter, juste de noter le passage. Elle traverse. De ses souvenirs, elle peine à reconnaître les paysages. Le regard, l’accompagnement, les distances ne sont plus les mêmes. La photographie trouve alors cette fonction, dont parle Michel Poivert. Elle invite le sens, elle remplit le vide. Ce n’est plus le territoire de l’enfant, mais un lieu de présence, un lieu qui rassemble les chemins perdus et ceux qu’elle retrouve. Elle vient au paysage, ce territoire où elle cherche à s’inscrire et qui la raconte aussi. Les lieux sont ainsi faits. Ils précèdent les mots de celui qui les traverse, parce qu’ils sont les mots écrits dans la matière. Les lieux sont la matrice. La photographie de Mouna accroche un milliardième de seconde ce mouvement, dans une recouvrance. Sans chercher à l’arrêter, juste de noter le passage. Elle traverse.
« Il ne se passera rien si le corps ne descend pas dans ce sous-sol, s’il ne se laisse pas absorber, complètement, par la torpeur. Une grande scène de théâtre. Et c’est encore plus fort que la réalité. Il faut que l’esprit comprenne, il n’y a pas de réalité il n’y a que cette scène de théâtre, infinie. Oublie tout. Oublie tout pour pouvoir approcher de nouveau. » Point noir, écran blanc, Tanger 2018, Mouna Saboni.
Repères : Mouna Saboni est en 1987. Après un master d’Économie sociale et solidaire, elle a rejoinjt l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles, dont elle sort diplômée en 2012. Plusieurs projets ont été menés depuis sur des « territoires », au Maroc, en Palestine, en Amérique du sud. Son travail a été récompensé par le prix Lagardère (2020). Il est entré dans diverses grandes collections (Blachère, Montresso, Neuflize). Elle vit et travaille à Rennes (France).
Trois projets photographiques : 2021 : « Route 65 et 90, à la quête de l’or bleu » Projet sur la disparition de l’eau au Proche Orient. Projet lauréat de la bourse photographie de la Fondation Lagardère 2020.
2020 : « Ceux que nos yeux cherchent et ceux avant eux encore » Maroc. Projet sur la mémoire et sur la construction de l’identité 2018 / 2019 : « Traverser », Maroc. Projet sur l’identité et la double nationalité.
Expositions : 2021 : Paris Photo, Grand Palais éphémère, Paris, France. Approche Photo, Paris, France. Unseen Photo, Amsterdam, France. : Festival Portait(s), Vichy, France. 1-54, Christie’s, Paris. 2020 : collective, projet Azimut de Tendance Floue, Musée Niepce. France. Exposition avec J.Escudero, Galerie NetPlus, Rennes. Collective, projet Azimut, Festival Les Photaumnales, Beauvais. 2019 : Collective, Galerie127, Marrakech, Maroc. « Traverser », Fondation Montresso, Marrakech Collective « L’oeil et la nuit », Institut des Cultures de l’Islam, Paris. 2016 : Collective « Exil » Galerie Joseph Antonin, Arles. 2015 : Collective, 1ère Biennale de la Photographie du Monde Arabe, Institut du Monde Arabe, Paris. Exposition collective« Qui a peur des femmes photographes ? » Berges de Seine, Paris. Collective, Institut français de Mexico, Mexique. Collective, Medcop 21, Marseille. 2014 : Collective « El Haal », Festival off Visa pour l’image, Perpignan. Présentation sur l’invitation de M. Poivert, Institut National de l’Histoire de l’Art. Projection Festival Off des Rencontres Internationales de la Photographie, Arles. Collective Festival Unseen Amsterdam 2013 Collective « Ceux qui arrivent », InterGallery, Pekin, Chine. Collective « Inside/Outside territory », Festival Kyotography, Japon. Collective, Galerie Olympus, Festival Photodoc, Paris. 2012 : Collective, Paris Photo, Grand Palais, Galerie Agnès b., Paris. Exposition collective, Galerie Agnès b., Paris. Collective, « 30 ans d’ENSP » RIP, Arles. Projection Festival Off des RIP Arles. Exposition personnelle, Galerie Annie Gabrielli, Montpellier. Exposition collective « Ceux qui arrivent », Le Bal, Paris.