USA / Peintures / Betye Saar / DU FOND DE LA NUIT, DU FOND DE LA RUE

Il y a une photographie (*) de Betye Saar qu’il faut regarder avec attention. Elle a été publiée dans The New Yorker, en 2019, au moment de l’exposition que lui consacre le Musée d’art moderne (MOMA). La rétrospective s’intitule « The Legends of ‘Black Girl’s Window ». Betye Saar pose, le visage d’une parfaite neutralité, derrière un branchage dénudé. Elle observe. Et dans cette posture évidemment, on pense à la « fille noire derrière la vitre », assemblage que l’artiste a réalisé en 1969.

En 1969, premier assemblage politique, à l’usage d’une génération qui n’entend pas se conformer.

Depuis cette époque, avec la même constance (et la même lucidité sociale), Betye Saar observe la société américaine. Et elle sourit, en même temps qu’elle dénonce, à voir les cartes truquées, le jeu falsifié que le pouvoir impose. 1969. Les émeutes de Detroit, de Chicago, les mouvements citoyens en Californie, les campus qui s’organisent, Le FBI aussi. L’Amérique n’a jamais réglé cette tumeur segrégationniste. Au nord, comme au sud, arrestations, procès truqués, assassinats : Betye Saar est debout derrière la vitre, dans cette nuit glacée, et elle dit.

Ou plutôt elle assemble : ce que les objets disent, ce qu’ils portent comme message, leur mémoire, leur langage, l’expression de leurs sentiments distingués. Des objets comme des humains, qui sont des âmes, ou plutôt l’ombre des âmes, par la projection qu’ils posent sur les murs. Betye Saar entretient donc au travers de son œuvre ce dialogue un peu vaudou et très attentif au réel, magique et politique à la fois, d’une condition noire américaine. « le personnel est politique », dit-on alors, et Saar le confirme dans cette utilisation de l’objet, dans le paroxysme du message aliénant.

La poupée a donc tenu très tôt ce rôle, parce qu’elle est par excellence dépositaire du discours. Près de soixante ans plus tard, les aquarelles actuelles fonctionnent de la même manière. Une poupée, comme dans un cérémonial de sorcellerie, puissante figuration du rêve, c’est-à-dire de cette image de la femme que tu deviendras, si tu es bien sage.

En 1968, Matteî sort la première Barbie black. Quel formidable clin d’œil! Des petites filles noires devant des poupées noires qui parlent blanc, qui correspondent idéalement à cette société, à cette bannière étoilée, ses robots ménagers et ses boîtes de soupe Campbell. Un demi siècle d’une immobilité relative. Bien sûr, les statistiques ont évolué, la représentation politique, l’accès à la middle class et aux postes de responsabilité sont désormais possibles.

L’actuelle exposition des Black Dolls, galerie Robert Projects (Los Angeles)

Dans leur cadre, les poupées de Betye Saar ricanent, comme elles savent si bien le faire. Regardez-les: robes fleuries, sourires aguichants, pantins complaisants, et toujours ce même déni de la réalité, la même reconnaissance identitaire qui se dérobe. D’ailleurs, les Dolls sont représentées de cette façon, dans une apesanteur quasi cosmique. Le bonheur qui se lit sur leur visage, l’illusion névrotique d’un possible bonheur, réglable en trois mensualités sans frais. Foutaises!

(*) photographie de Michele Mattei

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Photographie de Michele Mattei, pour le MOMA 2019

Black Doll Blues, Betye Saar. Du 18 sep au 6 nov 2021. Roberts Projects, Culver City,CA, (USA)
https://www.robertsprojectsla.com/exhibitions/betye-saar9
RC (ZO mag)
Remerciements à Robert Projects, Los Angeles

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