Nous avons besoin de contes autant que de cartes. Nos déplacements, nos rêves, notre quotidien (im) possible… Le travail de Najah Zarbout pourrait donc aider les navigateurs. Sur la feuille, dans le froissement et le repli, elle dit la place des ports et celle des grandes mâchoires. La Méditerranée est son jardin. Des oiseaux la survolent, traçant le ciel blanc d’un scalpel bleu. C’est cette histoire qu’elle raconte, dans l’éphémère du papier. De la même couleur qu’une voile. Interview.
Votre dernière exposition en Corse était en grande partie consacrée à la mer Blanche, comme on l’appelle en arabe. On peut parler de la Méditerranée et de la place qu’elle a dans votre vie ?
Je dirai qu’elle est plus une créature qu’un paysage. Un animal qui dormirait et se réveille parfois… Elle est l’un des premiers souvenirs de mon enfance. A cette époque, on déménageait beaucoup, tous les deux ans, à cause du métier de mon père. Mes frères sont nés un peu partout en Tunisie. Mais chaque année, on revenait aux Kerkennah. L’archipel était mon seul vrai repère, à cause de la famille déjà, les oncles, les tantes, à cause du paysage aussi. Le voyage depuis le Continent, entre Sfax et les îles, était très beau. On attendait le bateau…

Une mer apaisante donc…
Oui, et puis vers mes quatre ou cinq ans, j’ai ce second souvenir de mon père qui pleure. Nous sommes à Sfax, et il n’a pas pu sauver deux sœurs jumelles qui viennent de se noyer. On a assisté au drame, il a aidé… À partir de cette disparition, je me rends compte qu’elle n’est pas seulement une mer maternelle. Qu’elle peut être cruelle aussi.
Selon les rivages, sa couleur change. Elle est verte pour les Égyptiens (Wadj-wer), elle est bleue en Grèce, et vous la faites blanche…
C’est comme ça que les Arabes l’appellent, al-bahr al-Abyad al-muttawasit, la « mer Blanche du milieu ». Dans ma thèse de doctorat, j’ai écrit qu’elle a cette couleur, parce qu’elle est comme le lait maternel et qu’on est tous des enfants de cette mer. Il y a un jeu, dans le livre de Lewis Caroll, qui s’appelle le « mot valise ». Ca fonctionne un peu comme les « cadavres exquis ». On part d’une syllabe et on en ajoute une, et finalement on obtient un mot. Lewis Caroll m’a invitée à voir la langue différemment, par l’image mentale que le mot suggère. La mer est blanche, parce qu’elle s’écrit de cette façon. Mer blanche, mer verte ou mer rouge, selon le rivage. L’autre raison, et je m’en suis rendue compte plus tard, tient aussi à ma difficulté d’appréhender la couleur. Elle m’effraye un peu et je ne sais pas si j’aurai un jour ce courage de l’utiliser. En fait, j’employe toujours le noir et blanc, depuis mes dessins d’enfant. De très légers ajouts de couleurs.
On a cette impression, malgré la cruauté possible, que vous gardez une grande douceur dans la façon d’appréhender cet espace de la mer, et du papier aussi…
J’essaie de ne pas oublier mon enfance, et de regarder la mer, et la chance qu’elle offre aussi. C’est juste magnifique. Maintenant, il y a ce dialogue avec le papier. Il n’y a pas de couleur, juste le scalpel, et encore, je voudrais m’en abstenir, qu’il ne reste que le dialogue avec la feuille, sans la forcer. Le minimum de moyens.

Les lieux tiennent donc une grande importance. Vous quittez la Tunisie, au moment de vos études pour venir en France. Comment ce pays, très différent vous apparait ?
Je pense être très influencée par les regards. J’ai grandi dans un milieu de garçons, et c’était très important, à cause de la confrontation permanente. Le regard que l’on pose sur vous, la façon de vous envisager… C’était comme ça à l’école, avec mon frère, et plus tard aux beaux-arts, parce que les professeurs n’imaginaient pas qu’une fille fasse ce type de travail. « C’est bien, je pensais d’ailleurs que vous étiez un garçon… » Ce type de phrase ! Pour en venir à la France, je pense que la première chose a été dans le regard. Je suis Arabe et ça se voit, donc le regard était permanent. Et puis Paris est une ville sous surveillance. Il y a des yeux de partout, des caméras qui vous suivent. Toute cette quantité d’yeux m’a bouleversée. J’ai fait un travail dans ce sens, qui s’appelle » Champs de vision » (2006). Ce sont des yeux, sur des tiges métalliques qui regardent. De grands yeux fixes.

Vous restez plusieurs années à Paris et vous rentrez en Tunisie. A ce moment-là, l’histoire est en train de changer. Comment ces retrouvailles se passent ?
C’est une époque à laquelle j’attendais notre enfant. En même temps que ma grossesse, au même moment, la Révolution éclate. Avec mon mari, on a voulu qu’elle grandisse en Tunisie. En tant qu’artiste, je voulais aussi contribuer et m’engager dans un parti… Ce que je vais retenir ? La politique et la manipulation ne changeront jamais. Au fil du temps, les propos ont commencé à changer. Depuis 2012-2013, je veux travailler sur cette idée de l’épaisseur. L’idée est de faire sortir ce qu’il y a en dessous. Et puis ces bonhommes posés, comme des marionnettes.
On a cette impression que le regard a du mal à circuler entre l’Afrique du nord et l’Afrique sub-saharienne. Comment vous voyez l’autre rivage du Sahara ?
Il y a une anecdote qui explique un peu. Une année, j’ai été invitée à la Fête de l’Humanité. Un hommage à l’Afrique était organisé. A un moment, une dame est venue me trouver, et elle m’a demandé ce que je faisais ici. Je lui ai répondu que j’étais Tunisienne et sa réaction a été immédiate, de me dire que nous n’avions rien à voir avec l’Afrique. Il faut que nos politiques changent. Depuis plusieurs années, je pense qu’il est urgent de renforcer nos liens avec le sud. Les artistes peuvent rétablir le contact.
Propos recueillis par Roger Calmé (ZO mag’)
http://najahzarbout.com
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Que les vagues emportent…
En juin dernier, Najah Zarbout installe au FRAC Corse une exposition sur le partage des eaux. Il s’agissait évidemment de cette mer médiane, Mare nostrum en latin, ou al-bahr al-Abyad al-muttawasit en arabe et qui dit de la même manière notre proximité. Dans ces plis et replis, se dessine un chemin. Ce sera d’ailleurs le titre de cette expo, « Thanaya », qui met dans le blanc nos rêves, nos tendres illusions et le scalpel de la réalité. Marionnettes, nous sommes, comme ces personnages, plantés dans les vagues pâles, bouées articulées, les bras au ciel, le corps dans les abysses.
Théâtre cruel ? À la façon d’un conte, d’une violence douce, où la part du rêve et celle du cauchemar empruntent un chemin similaire, séparés par des paravents clairs et la caresse du scalpel. « Thanaya » poursuit cette exploration, débutée en 2006, de nos déplacements, de nos royaumes et de nos sommeils. Le rêve n’est jamais étranger à la réalité, il prononce juste la forme de façon différente. Plis des paysages, terrien autant que marin, et de ce mouvement qui les épouse, le chemin.
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Repères :
Najah Zarbout née en 1979 à Médenine (Tunisie). Elle vit et travaille à Sousse (Tunisie)
Originaire de Kerkennah, elle a débuté ses études à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Sfax. Elle a également obtenu un doctorat en Arts et Sciences de l’Art, à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Elle occupe actuellement un poste de maître-assistant à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sousse.