Rien n’est jamais fortuit dans une peinture de Victor Ekpuk. S’il met au coeur de son travail l’écriture, on aurait donc tort d’imaginer que le graphisme seul l’explique. Il y a deux ans, à Londres, le peintre nigérian présente à Somerset House, une installation nommée « Shrine to Wisdom ». Il l’explique ainsi » Les gens entrent dans la pièce et ont l’impression d’être dans un espace sacré où ils devraient apprendre quelque chose. Ils sont toujours impatients de savoir ce que signifient les symboles. L’idée était d’avoir un espace interactif où les gens entreraient et seraient engloutis, (et) se sentiraient comme dans le ventre de cette connaissance. Vous êtes englouti en entier dans l’écriture. » Car c’est bien de l’écriture qu’il s’agit. cette écriture justement que les faux historiens réservent à l’Occident, reléguant l’Afrique dans une oralité inaboutie, et qui sert remarquablement l’image d’un Continent à l’état embryonnaire.

Victor Ekpuk sourit et il peint justement cette écriture première. Celle-là même que l’on retrouve partout sur le Continent, dans sa partie australe notamment et qui remonte en gros à 70 000 ans. Il l’a peint de la même façon que l’écriture « Nsibidi », propre au Nigeria, comme l’ont été les écritures Arako (Yoruba au sud du Nigéria), Giscandi (des Kikuyu au Kenya), Mende (Sierra Leone), et qui sont en grande partie de forme pictographique. Pour sire plus simplement, chaque signe est porteur d’un concept.
« Je suis venu à Nsibidi parce que c’est ma tradition directe et qu’il s’agit aussi l’une des premières formes d’écriture ou de connaissance. (…) J’ai créé mon propre « langage », en créant mes propres marques abstraites. Il y a aussi le sens de réduire les idées à leur essence, parce que c’est le but de la forme d’art – réduire les idées ou les concepts à des symboles graphiques. » L’écriture est née de cette façon. Victor Ekpuk ne fait que revenir de façon symbolique à cette « prise » de connaissance et au souci de sa transmission dans un langage clair. Et il l’inscrit dans cette formidable modernité, réconciliatrice du temps et des hommes, d’une objectivité magique, que l’on peut appeler l’afro futurisme.
Et les tableaux se sont couverts d’une multitude de mots. l’intérieur des corps devenait langage, jusque dans sa série des têtes (Head, 2015), les pictogrammes vont de l’une à l’autre et diffusent la substantielle information. Deux têtes s’observent et par un canal rouge, elles mélangent le flux et accélèrent le bouillonnement des mots.
…bleus, blancs, noirs, pigments premiers, tirés de la terre et du ciel. Lieux sacrés. Cavernes peintes de l’origine humaine.
Dans cette réappropriation de l’écriture, le cheminement est autant politique qu’existentiel. « Nous avons connu beaucoup d’appropriation des idées de la créativité africaine, mais nous n’avons pas eu les créateurs au centre. » Cette immersion dans l’écriture, le sentiment qu’elle nourrit chez celui qui pénètre en elle, participe à une affirmation sereine et royale de l’identité. « Je crois qu’en tant qu’Africain, en tant que personne qui ait grandi dans une société non occidentale, il semble toujours que nos voix ne sont pas entendues. » Le travail d’Ekpuk participe donc à cette reconnaissance. Son écriture pose un acte sacré, politique et identitaire. Ses têtes écrites et pensantes, ses visages fondateurs du premier couple, ces salles immenses, couvertes de signes bleus, blancs, noirs, pigments premiers, tirés de la terre et du ciel. Lieux sacrés. Cavernes peintes de l’origine humaine.

Roger Calmé (ZO mag’)
Photos: Victor Ekpuk et Pavillon 54
https://pavillon54.com/fr/artists/victor-ekpuk/biography/
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Slave narrative
LE PAPE ET LA JEUNE FILLE NOIRE
Certaines acquisitions des musées ont une réelle valeur symbolique. En 2020, le National Museum of African American History and Culture (NMAAHC) de Washington intègre dans ses collections le tableau de Victor Ekpuk, « Union of Saint and Venus ». Cette toile figure un événement de la Renaissance hautement révélateur, à avoir la liaison forcée que le pape Clément VII a entretenu avec une esclave noire, Simonetta da Collevecchio. De cette relation, est né Alessandro de Medici, également connu sous le nom de il Moro (« le Maure »). Victor Ekpuk s’en est inspiré.
« Union of Saint and Venus » figure donc le viol de la femme africaine par le membre le plus éminent du clergé. Mais Victor Ekpuk prolonge sensiblement cette violence en y associant Saartjie Baartman, la « Vénus Hottentote », cette jeune Africaine, arrachée à sa famille et exhibée comme un animal dans les foires de Londres et de Paris. Au fil des siècles, la victime reste la même, le corps est couché et la suprématie raciale, confirmée par l’instance spirituelle.
Permanence du temps? « Durant les quatre ans qui viennent de se passer, dans cette Amérique que défend Donald Trump, les églises évangéliques ont apporté une sympathie constante aux mouvements racistes de la suprématie blanche, » explique Victor Ekpuk. Si au même moment, le Vatican nomme au poste de cardinal, Wilton Gregory, archevêque de Washington, premier afro-américain à ce poste, « il faut garder à l’esprit le rôle joué par l’église depuis des siècles. Le corps violé de Baartman est celui de tout le continent africain. » L’histoire se répète. Au 16ème siècle déjà, à l’époque des premières expéditions négrières, le viol d’une servante par un pape issu des Médicis.
RC (ZO mag’)
Photos : DR et ©Victor Ekpuk
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