Un matin, l’instituteur trace sur le tableau le cours d’un fleuve. Il a un livre à la main auquel il se réfère et ses doigts tiennent une craie. Le fleuve a un nom, un kilométrage, des villes le jalonnent, des activités humaines se développent sur ses berges. Maliza Kiasuwa a ainsi dans son souvenir deux fleuves. La plasticienne ne les a pas découverts seulement dans une classe d’école. Ils font tous les deux partie de son histoire. Ils coulent d’un bout à l’autre d’elle-même. Ils irriguent une géographie intérieure et permettent aux récoltes de grandir, aux mots, au dessin, à la peinture d’être. Ces fleuves s’appellent Zaïre et Danube. L’un traverse le Congo et l’autre la Roumanie. Tous les deux se jettent dans le grand bleu de son imaginaire.

Parfois, dans cette longue remontée des eaux, Maliza évoque la quête patiente de l’identité. Selon les époques du jour, rapiécage, reconstruction, refondation… Pour rappel, elle n’a vécu que quatre ans en Roumanie. Il y a peu, sa mère a retrouvé des photos de l’église où ses parents l’ont faite baptiser en 1976. La disparition est souvent un élément essentiel dans la reconstruction d’une histoire. « Cette église sur les ordres d’un dictateur fou. Ensuite, mon Congolais de papa a vécu la disparition de Lumumba. »
Elle emploie ce mot au sens exact du terme. La disparition, la découpe du corps et l’immersion dans l’acide. Plusieurs fois, elle revient à cette amnésie forcée de l’histoire, telle que Mobutu l’a bâtie. L’oubli se construit également. « C’est une époque de réjouissance où on démolit les monuments coloniaux, les statues de Léopold… J’avais envie de lui dire mais ça , c’est l’histoire aussi… » c’est-à-dire son absence, ces trous dont elle est faite. Maliza grandira finalement à Bruxelles, où aucun fleuve ne coule, juste une rivière emmurée, que l’Exposition universelle (1958) a coulée dans le béton.
« Mes origines culturelles sont autant d’affluents de mon art. Mais ni moi, ni personne ne peut prédire où se dirige le fleuve.« Maliza Kiasuwa
Plus tard, d’autres choses sont venues. Comme l’odeur de la neige et du pain de seigle, les cris des enfants qui jouent sous la pluie, la figure de sa grand-mère qui fume la pipe et porte le même nom qu’elle. Le fleuve mélange les limons, il croise les eaux. C’est dans cette « synthèse » que Maliza définit sa naissance. « Chez mes parents, la maison de mon enfance est décorée de petites statuettes africaines , masques et icônes orthodoxes… » C’est également l’une des fonctions premières du fleuve, de rejoindre.



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En 2014, à Nairobi, Maliza a décidé de parler de ce long et capricieux voyage. Elle sélectionne une vingtaine de collages où l’icône orthodoxe rencontre la figuration africaine. « Douze d’entre elles sont achetées par un musulman quatari. Je pense qu’à cet instant, je me rends compte si une personne de cette culture s’intéresse à des images saintes, revisitées sur le style africain et venues du Kenya, il y avait certainement d’autres personnes pour qui cet itinéraire avait du sens.«
Le fleuve. Immense et humain, qui coule dans ce paysage de nous-même. « En kikongo, le mot se dit « nzadi », qu’on traduit par “la rivière que qui avale toutes les rivières”. Les Portugais le prononçaient Zaïre, et Mobutu s’en est emparé pour renommer le Congo dans son délire de l’Authenticité. Je me retrouve un peu dans cette image, mes origines culturelles sont autant d’affluents de mon art. Mais ni moi, ni personne ne peut prédire où se dirige le fleuve. »


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Souvent, les « professionnels de l’art » ont reproché à l’artiste cette mobilité trop grande, cette liberté des médiums qui la poussait dans toutes les directions. Elle sourit. « Je comprends qu’on perde un peu le fil. C’est finalement comme ce métissage entre le Congo et la Roumanie qui n’entre pas dans le schéma. Ma démarche participe de cet instinct. Elle procède toujours de ces assemblages d’inspirations qui sont fortuites. » Une fois des lanières faites dans une chambre à air, une autre des piquants de porc-épic, ou des gravures d’ancêtres que son mari porte avec lui, dans une nuit urbaine… C’est à peine si l’on discerne sur la toile, dans le bouillonnement de l’eau et la lumière de la lune, où cela commence, et où ça se termine. Le fleuve. La liberté.
A côté de leur ferme à Naivasha, un tisserand noue sur son vieux métier, des morceaux ramassés çà et là. Il y passe des journées entières, fils qui se croisent, histoires ré-écrites sur l’oubli. Maliza le considère comme un artiste, et elle-même se voit comme une tisserande. Leurs deux établis sont si proches l’un de l’autre. Sur le pas de la maison, à certaines heures, un fleuve passe. Il dépose de la lumière et s’en va ensuite dans le ciel.
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Roger Calmé (ZO mag’)
Photos Maliza Kiasuwa et by courtesy Sulger-Buel Lovell
L’artiste est représentée à Londres par la galerie Sulger-Buel Lovell.
https://www.sulger-buel-gallery.com/artists/132-maliza-kiasuwa/overview/
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