Sénégal / peinture / Sambou Diouf / AVEUGLES, MUETS ET INVISIBLES.

Si ses mots sont rares, peu d’interviews, des apparitions discrètes, un réseau social qui se limite à l’essentiel du moment, il demeure une ligne qui peut servir à l’esquisse d’un portrait. Dans chacun des écrits qui lui sont consacrés, à commencer par le remarquable travail de Dulcie Abrahams Altass, Sambou Diouf apparaît comme le fils de la tradition. Ces deux mots ont un sens profond. Le peintre sénégalais entretient à longueur de toile un dialogue permanent avec l’histoire, qu’elle soit quotidienne, artistique ou plus largement inscrite dans la grande machine politique. Car c’est bien de ça qu’il s’agit avec cette exposition de Dakar, qui s’appelle « frères d’âme ». Cette fois, le propos est d’éclairer ce qui a été caché, enfoui dans la terre, au sens propre et figuré.

Le silence est retombé. Histoire sans nom, voilée, encapuchonnée.

Il existe dans la région lyonnaise (France) un village du nom de Chasselay. Les  19 et le 20 juin 1940, les troupes allemandes ont massacré ici 188 tirailleurs. L’acte fut de pur racisme, puisque les soldats français seront épargnés. Centre quatre-vingt-huit soldats sans nom, jetés dans une fosse, où la terre sera bien plus tard mélangée à celle du Sénégal. La tata pourrait témoigner de ce passé, mais le silence est retombé. Histoire sans nom, voilée, encapuchonnée.

Une minute avant leur exécution, une photo a été prise. Des regards, une humanité, au bord d’une fosse, un jour de juin 1940.

L’exposition de Dakar est dans cette figuration. Dans l’une de ses oeuvres majeures, dont le titre est  « Tirailleur », Le peintre figure un grand corps dans un cercueil de planches, vêtu d’un qamis noir et porteur d’un cadenas ouvert. Le visage disparaît sous une capuche, dans un brouillement de lignes, de lacérations, d’oubli. Deux autres oeuvres montrent une scène quasiment identique où l’on distingue une clé et la couleur solaire d’un suaire. En tout cas, le visage n’apparaît jamais. Les 188 tirailleurs n’ont pas de visage, la terre les recouvre. Et pourtant, une minute avant leur exécution, une photo a été prise. Des regards, une humanité, au bord d’une fosse, un jour de juin 1940. Et dans ce visage du tirailleur, la flamme d’un oeil.

La sérialité des représentations renforce encore cette impression première de l’anonymat forcé. Ceci dit, l’est-il réellement? Sambou Diouf partage avec la jeune peintre marocaine Danae El Hadouji la même utilisation du tissu qui dérobe.  « Des visages dans l’ombre d’une vie, ou d’un mur, cassés, baissés, qui se brouillent dans une incertitude de circonstance. » Même si les faits historiques pourraient là encore prévaloir (répression, déportation des opposants, disparition), il y a également la dimension culturelle et religieuse. Visages cachés, tels que le veulent les commandements du Coran. Et c’est l’une des caractéristiques de cette exposition qui entretient entre les oeuvres passées et présentes, entre les époques de la société sénégalaise, entre l’Occident et la tradition africaine, dans la représentation de l’humain et le renvoi au sacré, dans la mort plus encore que dans la vie, le rappel de notre insignifiance, au regard de l’humain comme de Dieu.. 

Dans les rues de Dakar, à l’époque où elle écrit sur le peintre, Dulcie Abrahams Altass entend les troupeaux que l’on emmène au sacrifice. Sur les tableaux d’Sambou Diouf, ce sont aussi des silhouettes voilées, difficilement identifiables. De la même manière, dans cet immense sacrifice qu’est la guerre, aux bourbiers de la Somme et de la Champagne (ou dans les fosses de Chasselay), 188 tirailleurs ouvrent leurs yeux et leur bouche aux profondeurs de la terre. Aveugles, muets et invisibles.

 

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Roger Calmé (ZO mag’)
Photos: OH Gallery et S. Diouf.
Frères d’âme, du 22 Mai au 15 Juillet 2021, avec Lune Diagne,
Galerie Le Manège, 3-5 rue Parchappe, Dakar Plateau.
Contact : francine.pipien@ifs.sn
https://www.ohgallery.net/freres-d-ame

Repères:
Né à Dakar en 1975, Sambou Diouf est diplômé de l’Ecole de Dakar (2011).
Dès l’année suivante, il expose au Off de Dakar. Suivent quatre années plus discrètes, qui lui permettent de mener ses recherches. En 2017 et 2018, il réapparaît au Parcours de Dakar, et dans plusieurs expositions collectives.
En 2013, il est sélectionné parmi les artistes sénégalais qui exposent au Pavillon, lors de la Biennale.

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