On voudrait croire en l’apparente simplicité du décor. Les tableaux de Johanna Mirabel baignent dans une lumière apaisante. Relativement. Les scènes qu’elle représente sont quotidiennes, dénuées de drame, sans perturbation notoire de leur existence. Tout juste, sent-on comme un possible dérapage. Dans la figuration de l’espace et des personnages… une faille qui se dessine.

Une femme, un homme, une culture sont des terrains mouvants. Rien n’est franchement arrêté en eux. Les époques se superposent. Les plaques se chevauchent et l’épiderme traduit ces mouvements profonds. Artiste caribéenne, Johanna Mirabel traduit ce que d’Édouard Glissant appelle la « créolisation ». Le paysage, les humains, leurs décisions sont inscrits dans des enjeux, leurs actes soumis à des tractations d’histoire. C’est dans cette perspective que Johanna dessine ses oeuvres. Pour le dire de façon plus concrète, elle va intervenir sur la forme et suggérer cette distorsion lyrique et psychologique.
Dans un tableau qui s’intitule « Living Room (Pièce à vivre) n°8 », peint en 2021, l’explication est évidente. La femme est assise dans ce qui pourrait être… une confluence de pièces. Ce n’est pas exactement un salon. On voit bien que la salle d’eau est là… ou bien se trouve-t-elle dans un vestibule? En tout cas, chacun de ces éléments « tire de son côté ». « La création de l’espace ne s’en remet plus à la perspective, mais à la combinaison de champs de couleurs, à la cohabitation d’écritures picturales qui redéfinissent le complexe intérieur-extérieur et laissent libre cours au flottement des figures, » explique-t-elle. D’étonnantes lumières baignent la scène. Mercurescentes. Des bleus turquoise et des marrons orangés. Etrange, comme le seraient des catalogues de mobilier issus des années cinquante.
« L’effet de trouble des repères peut induire un moment de bascule, l’instant d’avant la catastrophe, la recherche d’une harmonie dans le désordre, » Johanna Mirabel
Superposition et possible déséquilibre. Il est impossible que dans ce flottement, on ne finisse pas par perdre pied. Quelques tableaux le suggèrent, comme « Cascade » (2020), et qui ne traite pas d’un problème de plomberie. Son personnage un instant vacille, poupée désarticulée qui part à la renverse. Même chose dans « Totem » où l’homme se regarde dans le miroir, vide de tout reflet, comme le sont les téléviseurs entassés, vides d’images. Inévitablement la peinture pose alors certaines questions.
« L’effet de trouble des repères peut induire un moment de bascule, l’instant d’avant la catastrophe, la recherche d’une harmonie dans le désordre, » poursuit-elle. Et de la même façon, elle introduit dans ces intérieurs, une luxuriante végétation, réminiscence de la forêt fondamentale. Seulement là, l’arbre finit dans un pot, ou sur un poster qui vient agrémenter un mur.

Le point de rupture. On n’a pas encore basculé dans le vide, mais enfin, il va falloir faire attention. Elle le dit ainsi: « l’artiste ou ses proches se retrouvent (…) encastrés, emboîtés ou prêts à fusionner dans leur environnement mouvant. » Parfois, il s’agit d’un instant de stupeur, à l’image de cette femme qui observe une proche, dans un canapé, la tête renversée, prise par le sommeil, ou en proie à un malaise. Deux jambes à gauche descendent un escalier. La femme (l’artiste) est au centre, comme les personnages de Chirico: elle regarde ailleurs.
Nous ne sommes plus vraiment à ce moment d’histoire. Celle-ci avance dans des directions variables, des géométries aléatoires, des classements qui n’ont plus de raison. Il y a un tableau peint cette année et qui n’a d’ailleurs pas de titre. Johanna Mirabel a peint une femme, en train de prendre son bain. Elle est représentée comme les Impressionnistes du 19ème le faisaient. Elle se lave, penchée sur elle-même. Et sa couleur a commencé à couler. Sa jambe n’est plus noire, ou elle le redevient. Allez savoir dans quel sens va l’histoire.
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Présente à l’exposition « Imaginaires Émancipés », du 28 mai 16 juillet 2021. AKAA, espace Manifesta, 6 rue Pizay. 69001 Lyon.
Roger Calmé (ZO mag’)
Photos: Johanna Mirabel, by courtesy Véronique Riefel.
Repères:
Née en 1991, diplômée de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris. Atelier de Jean-Michel Alberola (2016), Echange international, Milwaukee Institute of Art and Design (MIAD) Studio de Peter Barrickman (2017), Ecole Nationale des Beaux-Arts à Paris, atelier de Djamel Tatah.
Actuellement, elle vit et travaille à Paris.
Elle est représentée par la galerie Véronique Riefel (Abidjan)
Johanna Mirabel – Galerie Véronique Rieffel (veroniquerieffel.com)
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