Quelque chose de grave s’est passé. Difficile de dire si l’évènement date d’hier ou des mois qui précèdent. En tout cas, le visage de la personne en garde la trace. D’ailleurs, elle n’est pas la seule qui a traversé cet évènement. D’autres gens dans la rue, dans la ville, sont passés par là. Leurs figures portent une ombre, une expression particulière. C’est de cela que parle Alicia Henry. Ses portraits composites, cousus, rapiécés ont fait l’objet de nombreuses expositions en Amérique et plus récemment en Grande-Bretagne. Les critiques ont tous relevé cette expression de solitude qui marque les oeuvres, et peut-être plus. Comme si les visages gardaient subjectivement une sorte de cri, une souffrance. La mémoire ne s’efface pas. Elle imprime la chair au plus profond.

Quand on lui pose la question de son identité noire et du rapprochement avec son travail, Alicia Henry écarte la dimension politique. Mais elle rajoute aussi que d’exprimer aujourd’hui un corps noir a sûrement une résonance politique, c’est inévitable. Et elle évoque bien sûr ce qui se passe partout dans une Amérique qui tenaille un homme au sol et appuie sur sa gorge. Mais elle dit aussi que ces tableaux parlent de notre condition, au sein des groupes.
Dans ce dernier mot, c’est à la dimension humaine qu’il faut s’attarder. Les figures d’Alicia Henry suggèrent la cruauté infligée, l’exclusion, la colère peut-être, en tout cas une immense solitude que le corps ressent, dans ce moment de sa vie. Le plus difficile qu’il ou elle ait eu à traverser. Il s’est passé quelque chose.
Pour son exposition à Toronto (2019 ), aux murs de The Power Plant, c’était ces mêmes masques de cuir, de carton, de lainages décousus et recollés qui témoignaient de cette tragique expérience. Des visages sans identité. Et cette fois, l’absence de nom et de traits a un sens. Avez-vous remarqué que les victimes ont souvent le même regard? Une femme et d’autres femmes qui survivent à l’horreur, sont marquées par la stupeur, l’hébétude et ce cri, cette bouche ouverte, à l’intérieur de leur face, dans l’envers de la chair. Dans les collines du Rwanda, au Kivu, à Auschwitz, Srebrenica, Chatila…
Il n’y a plus de couleur de peau, on peut être de n’importe où, on peut appartenir à n’importe quel groupe, ethnie, religion, parler des langues lointaines, un jour, quelque chose peut arriver, comme un camp de concentration, une rafle, un convoi, une fosse commune. L’homme fait ça à l’homme et il oublie, et il recommence.
Alicia Henry coud et recoud ses morcellements, pour ne pas (s’)oublier. De la nécessité de témoigner, elle parle d’un débit égal, oeuvre après oeuvre, dans ce corridor froid de l’humanité. Il peut évidemment s’agir d’une chose générale, qui touche le plus grand nombre, d’une chose telle… que les mots sont inaptes. Mais il se peut aussi que ce fait soit personnel, et qu’il aille si loin que son cri devient universel et audible de tous.
« A qui de droit », Alicia Henry, jusqu’au 3 juillet, Tiwani Contemporary, Londres. RC (ZO mag’)
Remerciements à Tiwani Contemporary, Londres
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(*) A lire: https://www.thepowerplant.org/Exhibitions/2019/Winter-2019/Witnessing.aspx
Repères:
Alicia Henry est née en 1966, dans l’Illinois. Elle est titulaire d’un baccalauréat en beaux-arts de l’Institut d’art de Chicago et d’une maîtrise en beaux-arts de l’École d’art de l’Université Yale. Elle vit, travaille et enseigne à Nashville (Tenessee).
Son travail est exposé, entre autres, au Whitney Museum (New York), au Drawing Center (New York), au Carnegie Museum of Art (Pittsburgh), au Frist Art Museum (Nashville) et au Cheekwood Museum of Art (Nashville).
Parmi ses expositions:
2021: A qui de droit, Tiwani Contemporary, Londres (GB)
Art Gallery of Nova Scotia (Canada)
2019: Witnesses, The Power Plant, Toronto (Canada)
Galerie d’art du sud de l’Alberta (Canada)
La centrale électrique et la Biennale d’Atlanta (USA)
2018: Musée Cheekwood, Nashville (Tenessee, USA).
2016: Musée Frist, Nashville.
2014: Musée d’État du Tennessee, Nashville.
Hunter Museum of American Art (USA)
2013: Museum of Contemporary Art, Sydney (Australie).
Académie des beaux-arts de Pennsylvanie (USA)
2004: Musée d’art de South Bend, South Bend, Indiana (
2002: Aéroport international de Nashville
Musée d’art contemporain Aldrich (USA)
1997: Whitney Museum of American Art, New York (USA)
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