Réunion / sculpture / Sandrine Plante / CETTE TERRE D’OÙ JE VIENS

Ce retour à la Réunion, Sandrine Plante l’attend depuis plusieurs semaines. Ce temps qu’elle s’apprête à vivre sur l’île lui est nécessaire, de beaucoup de manières. Elle possède ici des liens personnels forts, mais elle puise également dans cette terre le feu qui nourrit son travail. Depuis 25 ans, Sandrine Plante sculpte la béante blessure de l’esclavage. Et c’est ici, dans ces montagnes marrons et ces plantations du littoral que le crime a été commis.

En trois épisodes, la sculpteure nous donne quelques uns de ses repères. Ils ont des noms de lieux, des odeurs de chemins, des visages qui lui sont proches ou qui viennent des profondeurs du temps. C’est un voyage compliqué, qui appartient à une géographie enfouie. Il faut remuer dans cette terre, pour que la forme reprenne vie.

Un cri que rien ne tait, qu’aucune terre ne recouvre .

Quand elle décolle de Paris, mi-décembre, Sandrine griffonne quelques mots sur son téléphone. Reçu à Saint-Étienne, le 18, 14h30 : « Quand je suis sur cette terre, je me sens invincible. C’est le seul lieu où j’éprouve ça. C’est ici que je sens l’énergie des ancêtres… Que la terre vibre sous mes pieds et traverse mon corps… Je sens l’énergie des esclaves , je sens le passage des Marrons. » La conversation reprendra deux jours plus tard, dans le cirque de Salazie.

« … cette terre noire qui ressemble à de la lave, qui ressemble à la terre familiale et qui m’inspire chaque jour. «  Sandine Plante

« Le lieu appelé Salazie Escalier, en bas du cirque de Salazie, ce sont les terres familiales de mon grand-père. Je n’ai aucune photo de lui, seulement les noms. Mais j’ai une anecdote: Ma famille a toujours vécu de la terre. Un jour, dans une exposition, quelqu’un demande à mon père si mon talent venait de lui, et il a répondu : « oui, moi aussi je travaillais la terre, j’étais agriculteur à la Réunion.  » L’homme s’est moqué de lui. Mon père était gêné. Cet homme n’avait rien compris, mon père tout. Je travaille bien la même terre, mais d’une autre façon. C’est cette terre noire qui ressemble à de la lave, qui ressemble à la terre familiale et qui m’inspire chaque jour. »

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Au sortir du hameau, un sentier monte droit vers les pitons. Il y a quelques carrés de plantation au-dessus : « J’attends une photo de la case dans laquelle mon père a grandi. Une famille de douze enfants et seulement six qui ont survécu. La vie, c’était celle des agriculteurs.Les enfants dormaient tête-bêche dans la case… Après l’école, il fallait travailler dans les champs. La classe, elle était à 7 km aller. Tu devais y aller pieds nus. Les chaussures étaient réservées pour la messe, le dimanche. Le matin, tu devais gravir la montagne, avec les bœufs pour labourer les champs. »

C’est cette terre que les esclaves enfuis des plantations ont trouvé pour vivre. Ici, les soldats avaient du mal à les trouver. Toute cette âpreté, toute cette dureté infinie de la vie, seraient leur refuge. Ici quand le cyclone arrive, il arrache tout. C’est sur les terrasses, un peu plus haut encore, que le marron Anchaing et Eva sa femme se sont cachés. Sandrine montre un pic, pointé sur le ciel. Une montagne de lave. Une montagne noire qui porte le nom de l’ancien esclave.

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CETTE TERRE D’OÙ JE VIENS (2)
La terre qui gronde
D’un côté l’océan et de l’autre l’immense montagne. Les deux peuvent être synonymes de liberté. Mais pour cela il faudra quitter le rivage. Cette année, une fois encore, elle est revenue à Saint-Leu. Par dessus les dernières maisons, elle veut revoir ces sentiers qui montent vers les Plates, l’îlet à Cordes, le Grand Bénare… Des chemins étroits comme des cordes, encombrés de lianes, des arbres immenses couchés par les tempêtes, et tout là-haut, ce froid insensé. Pourquoi le chemin vers la lumière est-il si sombre, si difficile? Elle marche et elle raconte.

« C’est la seule révolte d’esclaves qui a eu sur l’île Bourbon. Les Anglais avaient pris les Mascareignes et les conditions étaient vraiment terribles. Cette décision de retrouver la liberté, elle est venue à Saint-Leu, parce que la garnison était moins présente. Ça s’est passé au mois de novembre. Ils étaient une dizaine, rassemblés par là, dans une ravine… » Elle fait un geste de la main. Ici, dans ces fourrés, qu’ils décident de prendre des armes, bouts de bois, machettes, pilons, et de partir pour les hauts de Saint-Leu.

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« Lorsque j’ai lu la version de Sudel Fuma, mes rêves ont commencé. Je revoyais les préparatifs, les caches d’armes, je sentais l’impatience, la décision tellement forte et puis la conviction d’Élie, celui qui était à l’origine. Ils étaient trois frères, et la figure d’Élie, les yeux d’Élie… Dans mon rêve, je voulais parler avec lui. Mais aucun son ne sortait de ma bouche. Je voulais l’approcher et qu’il me dise. C’est la nuit, il y a un feu, les yeux qui brillent et les mots d’Élie »

La mort les attend s’ils sont repris
A chaque voyage, Sandrine veut entamer le dialogue que la sculpture a débuté d’une certaine façon. « Cette conversation m’est essentielle. La première nuit, le 7 novembre, ils étaient à peine une centaine quand la révolte a commencé. Élie et ses deux frères, Prudent et Gilles, les ont convaincus. Convaincre. J’ai toujours été fascinée par cette capacité de mettre en mouvement. Je pense à Harriet Tubman, Kunta Kinté… Sur cette île, il y avait 50 000 hommes et femmes, réduits à l’esclavage, et deux cents vont les suivre, Malgaches, créoles, Africains… Ce que je voudrais savoir, c’est ça : des femmes et leur petits enfants, des hommes forts qui ignorent tout de ce qui est devant, qui savent que la mort les attend s’ils sont repris, qu’il y aura des dénonciations, qu’ils lâcheront les chiens… Et devant, il y a cette montagne. Terrible. C’était la seule porte. Lui demander à Élie, quel chemin il comptait prendre ? »

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Elle reviendra, même si Élie ne lui répond pas.« Dans mes rêves, dit-elle, j’étais une petite esclave, à leurs côtés. ». Peut-être est-ce déjà une forme de réponse. Depuis ce campement, Sandrine entend les chiens qui aboient. Un peu plus tard, dans une embuscade, rue du Portail, vingt hommes sont tués par les planteurs. Au procès qui suit, trente vont être condamnés à mort. « Ce que je veux lui dire, c’est toute l’importance de ces jours de révolte. C’est la fierté qu’il incarne, c’est le courage qu’il montre. » Deux siècles plus tard, le courage d’entretenir la parole dans un monde de silence.

CETTE TERRE D’OÙ JE VIENS (3)
Noire est ma colère
C’était bien avant l’homme. C’était au commencement de tout. Sandrine Plante remonte souvent jusqu’au cratère, parce que la terre est née ici, qu’elle a cuit dans l’immense chaudron. Pour la sculpteure, revenir à la Fournaise, volcan fondateur de l’île, c’est revenir à la matrice. « Partout où tu regardes, au départ, c’est de la luxuriance. Parce que c’est riche, immense riche comme terre. Et puis en montant, la forêt s’éclaircit. Tu as des pâturages, tu as des bêtes, et puis d’un coup, tu es dans autre chose. » Ailleurs. Elle le dit comme ça, parce que le lieu est à l’origine de tous les lieux, à l’origine du temps. Des puys rouges, des puys noirs, des remparts de cendres, des tunnels de basalte… Géographie pleine de sens, mais d’une autre échelle. « Ici, c’est en perpétuelle création. Ça vient, ça existe et c’est recouvert, effondré, emporté, et ça renaît encore. » Depuis des millions d’années, depuis que la terre est ici, dans son propre ventre.

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Ce matin, il lui faudra deux heures depuis la plaine des Remparts, à la limite de St-Benoît et St-Pierre. A cette heure, la lumière est de la même nature que le rempart, d’une matière minérale. Plus tard, les nuages viendront de l’océan et recouvriront la Fournaise. Rendue à son mystère.

« Je sais que je suis née ici, c’est cette terre noire qui coule dans mes veines. Comme la lave qui coule du cratère, c’est mon sang de pierre. Cette terre porte toute la puissance et l’âme des hommes et femmes réduits à l’esclavage… Mes « Trois frères » sont nés ici. » De la tenir dans ces doigts, c’est dit-elle « sentir vibrer l’âme de l’île, gronder la colère de cette terre. Et le besoin de la liberté. » Quand elle arrive à l’ultime caldeira, à ses pieds s’ouvre le vrai mystère. La vanité des hommes, leurs abjects commerces, les volontés de puissance, à l’échelle de cette insondable profondeur ? Toutes ces morts, toute ces vies volées. Sandrine Plante regarde ce dernier précipice, et le premier nuage qui vient déjà à l’est.

Roger Calmé (ZO mag’)
Photos : DR et Grigor Khachatryan
Galerie Maron’Ages, 11 rue du Doyenné, 69005 Lyon.
A lire : https://zoesfr.wordpress.com/2020/05/28/sandrine-plante-rougeol-du-fond-de-la-nuit-et-de-la-terre/

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