Cette histoire ne sera plus la nôtre. Face à l’objectif, dans une soumission de la chair et du regard, les femmes d’Anastasie Langu Lawinner opposent le refus. Esclaves et consommatrices, habillées d’Occident, femmes interchangeables, anesthésie générale : les chaînes restent les mêmes. Seul le matériau change et le nombre de pixels. Cette société n’est qu’une répétition du temps colonisateur. C’est inacceptable, juge-t-elle. Et de le montrer à longueur de film, de rembobiner la pellicule, de remettre l’éclairage, d’ouvrir la cicatrice… et de dire non !
Dans la perspective de l’exposition canadienne de Kub’Art, « M’ké » (fin février), la plasticienne revient sur certains cadrages. La culture est au centre de ses mots. Elle pose comme essentielle la liberté de la langue, du geste et d’une mémoire critique. La culture est un acte politique. Elle participe à une nouvelle cartographie de la liberté. Rencontre.
Le premier constat, celui sur lequel se construit cette narration. Vous revenez souvent sur le mot aliénation…
Dans mon travail, la perte des racines est une question centrale. Nous avons, notre génération encore, beaucoup d’information sur l’histoire occidentale. Nous connaissons tout de leurs princesses, de leurs rois (rire). Alors qu’à l’inverse, nous ignorons tout de nous, comme si nos rois et nos reines n’avaient pas existé. Notre génération reste totalement formatée par la colonisation. Nos langues, nos techniques médicales, notre spiritualité sont niées. Nous ressentons un complexe de l’Occident permanent. Ce constat m’amène à une réaction dans la série « Super Black ». A questionner le manque d’estime et mettre en scène l’enfant africain, dans son tissu africain.

On peut resituer le cadre dans lequel vous avez grandi ?
Je suis Congolaise et je vis à Kinshasa. C’est à dire que les conflits dans mon pays m’affectent profondément. En 2017, le projet « Terre de sang » s’est intéressé aux raisons et aux conséquences de ces guerres. L’esclavage moderne qui se passe sur les sites miniers est la conséquence de ce capitalisme qui motive toute l’histoire. Si des enfants mineurs, des gamins de 14 ans, sont ainsi exploités, la raison, c’est le profit. L’exploitation du coltan, qui fait couler tellement de sang, la seule raison, c’est encore le profit. L’une de mes questions est d’interroger sur cet esclavage moderne. Comme l’a été le caoutchouc, les exécutions de milliers de personnes, les supplices, les mains coupées…

L’autre aspect essentiel de votre travail, c’est le regard posé sur la femme. On reste sur ce même registre de l’aliénation, de la négation de l’image, de l’infantilisation…
Est-ce que le cerveau a un sexe ? Je veux dire est-ce que le rêve, la volonté que nous avons de nous réaliser, d’entreprendre n’est accessible qu’à une partie sexuée de l’humanité ? La question du genre est dominé par l’homme. Ce n’est pas une réalité africaine. Partout, la femme est en combat. Il y a une profonde blessure à comprendre sur le moi profond et le moi collectif. Ce que je fais dans « Situation et confusion ». En somme de comprendre pourquoi je me voyais selon le regard que la société me portait.
Quel rôle la photographie peut-elle jouer ?
De dénoncer. L’identification basée sur le sexe. L’horreur d’avoir à entrer chaque jour dans cette case. Ma création photographique me permet de fuir ce regard et d’affirmer que je ne suis pas dupe, que nous ne sommes pas dupes.
« Je veux dire est-ce que le rêve, la volonté que nous avons de nous réaliser, d’entreprendre n’est accessible qu’à une partie sexuée de l’humanité ? » Anastasie Langu Lawinner
Il y a un autre aspect qui apparaît également, c’est la place qui revient à l’Afrique dans les images.
Je pense à cette soumission permanente à la consommation. Nos constructions éducatives ont disparu, nos langues, notre spiritualité, et nous consommons ce que le colonisateur laisse. A avoir ses objets. Nous serons un « peuple perdu » si nous ne retrouvons pas nos repères. C’est totalement aliénant de posséder cette richesse immense et d’être réduits à consommer ce qu’on nous donne. Comme à des animaux en cage. Notre dignité est à reconquérir à ce niveau. La série « SOS » travaille sur cette urgence de l’éveil et de la recouvrance identitaire.
Le court métrage que vous venez de réaliser, « Emmêlée » fonctionne beaucoup sur le principe du chaos…
Oui, le chaos auquel les femmes font face. Le chaos émotionnel, le chaos identitaire, le chaos physique et mental qui résultent de l’agression répétée. Dans mon prochain travail, je vais les faire témoigner et raconter leur vie, sous forme de courts-métrages. Mettre la voix dans le chaos, c’est aussi le refuser.

Recueilli par Roger Calmé (ZO mag’)
Photos : DR et ©Anastasie Langu Lawinner
https://www.facebook.com/anaslawinne.langu/
Représentée par la galerie Kub’Art (Québec). Tél. : +1 43 82 26 5615
Mail : ykwete@kubart.gallery
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