Maroc / Peinture / Mohamed Said Chaer / ANONYME ET IMPLACABLE

Un soir, on se réveille devant une télévision en fin de programme. Ou bien la pensée vous traverse dans la salle de bains, sur le divan d’un psychanalyste, dans un bar, avec des amis : « qu’ai-je fait de ma vie ? » Mohamed Saïd Mohamed la pose à répétition. Ses personnages, c’est vous, c’est moi, à la sortie du travail, dans un appartement surchauffé, en tricot de corps, détricotés. On est là, au milieu de la pièce, un sac de papier sur la tête. Il est inutile de montrer nos visages. Nous sommes les otages de nos propres vies, anonymes victimes, consentantes ou affligées, peu importe, des personne enlevées.

A 31 ans, ce « jeune » peintre originaire de Tanger est d’abord tout entier dans ce regard. Quand on l’interroge sur sa place dans la société marocaine, il rectifie d’emblée : « je n’arrive pas à me voir seulement comme Marocain. Les questions que je me pose sont en gros les mêmes qui se posent à un Américain ou un Chinois, dans cette modernité qui est la même partout dans le monde. Je suis de cette génération de la modernité, et sur ces conséquences, je m’interroge. » Un téléphone sonne, un message arrive. Mêmes phrases pré-construites, mêmes emojis. Mêmes rires au même moment de l’émission.

Ce regard. Pas d’études d’art, mais le travail à la sortie de son université et des emplois dans le tourisme… ce qui est un bon moyen de voir défiler le monde, à la réception d’un hôtel. Mêmes personnages, mêmes valises à roulettes, mêmes couples fatigués. S’attarder à ces détails interchangeables qui font un vocabulaire de formes et de situations.

« Les questions que je me pose sont en gros les mêmes qui se posent à un Américain ou un Chinois, dans cette modernité qui est la même partout dans le monde. » Mohamed Saïd Chaer

Jusqu’en 2017, il a donc alterné les boulots complémentaires et l’atelier. Depuis, il peint à temps complet et son travail retient toute l’attention de grandes maisons d’art, à l’image de Piasa ou d’Artcurial. Les acheteurs ont très vite remarqué ce regard qui peut rappeler Norman Rockwell. « Je suis tout à fait admiratif de son approche de la rue, des gens ordinaires, dans des lieux ordinaires. C’est tellement précis. » Salons de coiffure, grandes surfaces, manèges désenchantés, personnages interchangeables : les tableaux de Mohamed Saïd sont d’une banalité inexorable, vertigineuse. « Des corps souvent déshabillés, parce que le privé nous révèle dans une certaine vérité, même si les réseaux sociaux la rendent désormais très relative, » dit-il.

Le sac en papier n’est pas un gag visuel, mais le sens le plus profond que l’on puisse donner à cette modernité. Anonyme et implacable.

Roger Calmé (ZO mag’)
photo : DR et © Mohamed Said Chaer

LE JOUR D’APRÈS
Il doit y avoir un scénario qui explore cette réalité terrifiante. Imaginez que vous marchez dans une ville, un mardi après-midi, par une journée très ordinaire. Le temps est agréable. Vous êtes en train de traverser la rue pour effectuer un retrait à la banque. Vous entrez. Tout est absolument en place: les chaises, la plante verte à côté de l’entrée, le bureau du conseiller… Tout est parfaitement normal. A ce détail près que les humains ont tous disparu. La banque est vide, et si vous sortez, la ville l’est aussi. Les services sociaux, la Poste, le bureau d’assurances : il n’y a plus personne. La lumière tombe paisiblement sur les meubles et les dossiers. La lumière et cette fine poussière qui commence à tout recouvrir.

Ce récent travail de Mohamed Said Chaer, terrifiant de précision, pourrait très bien représenter ce que nous réserve une société… rendue folle par la modernité. Il s’agit d’une mécanique très au point. Déjà, l’humain a disparu des écrans. Fin de programme. La machine avale son corps, sa vie, jusqu’à sa mémoire. Tout est effacé. Et c’est ans doute dans cet effacement de la donnée humaine que le peintre vient ‘attarder. Comme il le faisait avec ses personnages, coiffé de cartons, très mal en point, dépressifs, régressifs et définitivement passifs, il montre plus loin encore ce que nous sommes dans l’absence de nous mêmes. Nous sommes sortis de la pièce, sortis de la ville, nous ne sommes plus ici, nous avons quitté cette vie.

« Les questions que je me pose sont en gros les mêmes qui se posent à un Américain ou un Chinois, dans cette modernité qui est la même partout dans le monde. Je suis de cette génération de la modernité, et sur ces conséquences, je m’interroge, » disait-il dans un précédente interview à ZO.

La précision du trait, un respect chirurgical du lieu et de son ordonnance. Mohamed Chaer fixe une attention permanente sur l’humain. Sa peur est de le voir, dans un silencieux naufrage, disparaître du jeu. Chaer aime la vie et il peint son absence. Chaer aime la lumière et la musique, et il dessine celle qui tombe d’un haut parleur, dans une salle d’attente… vide de toute attente.

Roger Calmé (ZO mag’)
photo : DR et © Mohamed Said Chaer
A lire aussi : zoes.fr/2021/01/08/maroc-peinture-mohamed-said-chaer-anonyme-et-implacable/

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