C’était l’époque où l’on venait chez le photographe, bien habillé, le cheveu coupé et le veston croisé. Un moment pas ordinaire, à l’occasion d’un match de foot, d’une communion, du mariage de la voisine, de l’achat de la mobylette. Pas peu fiers assis au guidon, la petite dernière au milieu et Malick Sidibé de l’autre côté, le Rolleiflex en bandoulière, qui fait entrer tout le monde dans le cadre.
1962. Il a ouvert le studio Malick au quartier Bagadadji. Le portrait, c’est son truc. «Lorsque j’ai commencé, je faisais ça d’abord chez moi. Regardez cette photo de ville de ma fille. Elle est assise à côté de mon chien, de dos. D’après moi, pour faire le portrait d’une personne, il y a trois possibilités : de face, de dos et de profil. Le profil, c’est intéressant aussi. Il y a des gens qui sont très bien de profil. D’autres mieux de face. » Malick aurait pu faire la peinture, il est doué pour le dessin aussi, mais c’est la photo qu’il a choisie. Au départ, il a travaillé pour « Gégé la Bobine », Gérard Guillat-Guignard, puis il a ouvert sa boutique. En 1962, il s’est établi au quartier. Bagadadji, la populaire, la yéyé, avec les plus belles filles, montées en amazone à l’arrière des mobs. Le soir à 22 h, Malick ferme sa boutique et rejoint les « bals poussière ». Les jeunes l’adorent. Son appareil ne le quitte pas, ni ses barrettes de flash. Jusqu’au petit matin, 5 heures, il les suit. Ça danse et ça crépite.



« Ils avaient une totale confiance en lui, il était leur aîné mais ne portait pas de jugement sur ces nouvelles libertés, si bien que les jeunes se sont exhibés face à l’appareil. L’œuvre de Malick repose sur un amour entre la jeunesse et lui », raconte André Magnin, qui a monté en octobre 2017 l’expo Malick Sidibé, « Mali Twist », à la fondation Cartier-Bresson.
Au petit matin, Malick dormait quelques heures, puis il retrouvait le studio. Dedans ou dehors, c’est le même regard, la même proximité, l’amour de la rue et de ceux qui l’habitent. « La photographie, c’est très social. Les gens viennent, vous causez avec eux avant de faire leur portrait. Je suis un portraitiste et c’est un travail très exigeant, il ne faut pas blaguer avec le portrait. Les gens viennent au studio, vous les préparez, vous les mettez en condition. » Et ça fonctionnait merveilleusement. Avec des moments splendides, comme ces pères de familles qui se parfumaient avant le cliché. Ou cette mignonne de Ségou qui avait vu sur la « chambre », de l’autre côté de l’objectif, la photo inversée. D’un coup, c’est la panique, on va voir ses jambes et sa culotte.
« Ce n’est pas la politique qui a libéré les jeunes ici, mais la musique européenne. Les filles se sont déchaînées, les garçons aussi. (…) » Malick Sidibé

Malick Sidibé a continué ainsi, bien au-delà des années yéyé à photographier ses voisins et voisines. Une grande partie de son œuvre s’est faite ici devant son fond de tissu. Il les choisit avec attention, en fonction des habits de ses clients. Le rayé qui va avec tout, les fleurs qui conviennent aux jeunes couples et aux enfants, l’uni plus sobre. Le format ? Malick préfère le rectangle, il fait la prise de vue au Rollei, puis il recoupe. Les galeries occidentales préfèrent le carré, brut de décoffrage « c’était leur affaire, je ne posais pas de question. »
Si l’on y regarde de plus près, est-ce que Bamako a tellement changé ? La musique peut-être. « Ce n’est pas la politique qui a libéré les jeunes ici, mais la musique européenne. Les filles se sont déchaînées, les garçons aussi. (…) Je me souviens que lorsque le chef de famille refusait qu’une de ses filles aille au bal, il devait faire attention au verre d’eau qu’il buvait, car souvent sa fille avait mis un somnifère dedans. » Il était 23 heures, Malick baissait le rideau et enfourchait sa mobylette. Il adorait cette ambiance. « Non je ne dansais pas, j’étais de l’époque zazou, on était plus timide. » Il ne dansait pas, mais il photographiait.

R Calme (ZO Mag’)
Photos: c Malick Sidibé
Malick Sidibé, Bamako, 1962 – 1976, par A. Magnin, édit. Fondation Cartier.
Malick Sidibé (1998), par A. Magnin, édit. Scalo
Mali Sidibé, Mali Twist, collectif dirigé par A. Magnin et Brigitte Ollie, 2017, édit. Fondation Cartier pour l’art contemporain.
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