Le peintre peut occuper des emplois multiples. Il a été formé pour ça. Il n’y a pas si longtemps, on lui a demandé de faire des petites affiches pour la Révolution. Qu’elle soit, industrielle ou bolchévique, fasciste, avec des bottes noires ou un foulard rouge, on s’en fout. C’était l’ouvrier qu’on voulait voir. Un vrai, avec des bras costauds comme un champion olympique. Alexandr Deïneka au temps des Soviets, Raymond Rochette, quand les mines du nord tournaient à plein régime et Fernand Léger aussi dans ses couleurs belles comme des boulons, des rouges, des verts, des gris qui disent les choses simples.
Ce n’est plus le cas désormais. L’ouvrier est au chômage, le Donbass (entre Ukraine et Russie) et la Ruhr (Allemagne) tournent au ralenti. Le peintre bien sûr, il fait ce qu’on lui demande. Désormais l’époque est à la spiritualité, l’âme à double battant, les tambours de l’enfer, les festins cannibales. Et puis, il y a Rama Kipongo. Ce type, « il faut aller le chercher ». C’est un journaliste de Kinshasa qui écrivait ça pour une récente expo de sculpture, « Trait d’union » . Rama habite à Kinsuka-Pêcheur, c’est pas la porte à côté. Rama est penché sur sa toile et sa machine. Il produit. « Parce que l’homme est un ouvrier, » dit-il en souriant.



« Par la truelle, la bêche, le niveau, l’équerre, sous son casque de protection, il peut y arriver. Ces objets ne sont que des vecteurs de progrès pour atteindre à la dignité humaine. »
Depuis trois ans, il a donc invité sur ses toiles un personnage très actif qui lui aussi est penché sur son établi. C’est un homme avec son casque de chantier, un gilet de sécurité, peint de profil, qui travaille à l’édification d’un mur. Pour cela, il prend des mesures. Il applique avec soin la truelle. La construction doit être droite. C’est un métier qui requière de l’attention, comme de sculpter le bois dur de la forêt congolaise. Ses couleurs sont vives, mais surtout, elles sont travaillées dans la matière, une huile riche, qui a une âme profonde. Parfois, un collègue lui fait face. On est sur un chantier important. La vie, la société, le lendemain sont des œuvres considérables qui exigent beaucoup de bras.
Sur l’écran de son téléphone, Rama a écrit ce petit texte. « En considérant l’univers comme un vaste chantier, l’être humain est appelé à construire et se construire. L’essentiel est de comprendre quel est son rôle et les moyens appropriés pour y parvenir. En construisant, l’homme ouvrier, ou le « maçon-constructeur » utilise de multiples outils pour parfaire l’œuvre. Par la truelle, la bêche, le niveau, l’équerre, sous son casque de protection, il peut y arriver. Ces objets ne sont que des vecteurs de progrès pour atteindre à la dignité humaine. » C’est simple. Le matin, Rama remet en route sa machine à bois, ou alors il mélange les pigments. Et l’atelier sent bon la matière en devenir.

Cette inscription de l’ouvrier dans un espace social et symbolique est une chose essentielle sur la toile et la cité zaïroise. Partout, dans ce formidable pays de 84 millions d’âmes et 168 millions de bras, les artistes sont nombreux à s’interroger sur leur rôle sociétal. L’art n’est pas un exercice solitaire, dans des toilettes, penché sur un ouvrage de Roland Barthes. C’est aussi une implication, une rencontre avec la rue, avec le politique, avec l’industriel, avec ma voisine qui trouve que c’est beau comme nos totems. Les toiles de Rama Kipongo évoquent le besoin commun. C’est un mot vaste ? Oui. Mais en s’y prenant tôt le matin, on doit pouvoir y arriver.
Roger Calmé (ZO mag’)
Photos de l’artiste
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