Ce sont des souvenirs qui s’emmêlent, des petits bouts de choses ramenés du Nigeria et qui se retrouvent dans une cuisine new-yorkaise, un matin d’hiver… Njideka Akunyili Crosby peint ces déplacements d’histoire et d’appartenance. Africaine ? Américaine ? A quel moment ? Il y a dans sa peinture, des instants d’hypnose. Tellement précise et si lointaine parfois. Elle est l’une des grandes peintres de son temps. Oui.
Des couches successives. La peinture fonctionne de cette façon, et la géologie aussi, la mémoire, les luttes sociales, les sentiments… Tout s’inscrit en strates, l’histoire des dinosaures et celle des hommes. Regardez juste un instant ce grand salon, peint par Akunyili Crosby. Nous sommes en 1978. Quelque part dans un appartement de Brooklyn ou de Lagos. C’est juste la banlieue d’à côté. Les occupants sont de jeunes étudiants d’une université noire américaine. A moins qu’ils ne travaillent pour la Shell. Ces jeunes gens discutent d’un sujet épineux. L’accès aux universités des étudiants afro-américains, ou bien… d’amour interculturel. D’une fille du campus et d’un … (cochez la bonne case). Interculturalité.
« Je fais de mon mieux pour me rappeler des choses bien spécifiques: des instantanés dans des albums de famille, des rafraîchissements sur la table, des magazines que j’ai vus traînant dans la maison quand j’étais jeune. »

Sur la façade du Musée d’art contemporain de Grand Avenue (Los Angeles), une œuvre monumentale était exposée en décembre dernier. Ce gigantesque « collage » était issu de peintures anciennes, assemblées, refondues, dans un magma vinylique. Il portait le nom d’Obodo, un mot du sud-est du Nigeria qui signifie « la ville » ou « le village ancestral ». On pouvait la regarder comme un immense album de photos, des images fanées, sorties de temps anciens, ou de glissements de temps. La figure centrale en était sa mère, Dora Nkem Akunyili, aujourd’hui disparue. Dans cette rue de Los Angeles, si vous marchez tout droit, au deuxième feu, commencent les faubourgs de Lagos, et le village aussi.
… Des instantanés dans des albums de famille, des rafraîchissements sur la table.
On ne se perd pas dans ces toiles, on se retrouve au contraire, mais sous d’autres formes, dans des habits qui ne sont plus, dans des mots égarés. Sa dernière exposition, présentée à Londres, « The Beautiful Ones » s’est concentrée sur la jeunesse du Nigeria. Dernière couche en somme de l’histoire ? « Dans mes personnages, l’individu a de multiples facettes », explique-t-elle. « Cette jeune fille par exemple : elle a une coiffure très rurale, mais sa robe évoque la vie cosmopolite de Lagos, et l’architecture autour d’elle, est new-yorkaise, hautement contemporaine. » Pendant ce temps, la télévision diffuse des nouvelles nigérianes des années 80.

Habiter un lieu ou un autre, être dans un déplacement, une absence d’ancrage. Lagos 2019. Akunyili Crosby est revenue comme chaque année. « Obodo ». Elle est née ici en 1983, avant de partir à 16 ans pour les USA. Vous retrouverez son nom sur les registres de l’académie des Arts de Pennsylvanie, et plus tard, de l’université Yale, section art. Où est le village ? Sur ces toiles d’un réalisme hypnotique, les personnages se sont figés. Cette femme, assise dans une cuisine, dont on ne sait sur quoi elle réfléchit. Une lettre à écrire, un souvenir, des enfants qui sortent de l’école… Le temps arrêté et le temps en mouvement. « Je fais de mon mieux pour me rappeler des choses bien spécifiques: des instantanés dans des albums de famille, des rafraîchissements sur la table, des magazines que j’ai vus traînant dans la maison quand j’étais jeune. » Strates successives, carrés de lumières, souvenirs enfouis. Lagos-New-York.
Ça pourrait être une musique ou un roman, ou une peinture.

Roger Calmé (Zo mag’)
photos DR et Njideka Akunyili Crosby