Pour faire des images, c’est plus compliqué qu’un clavier. En règle générale, si on excepte les missions spatiales, il faut un type sur place qui appuie sur le déclencheur. Il est parfois compliqué, ce petit geste. En 2003, une épidémie d’Ebola sévit sur l’Afrique centrale. La presse dépeint des situations sorties de l’enfer. Terrible, Ebola. Et le photographe était là.
La scène se passe dans un village congolais, à 30 km de la frontière du Gabon. Ça s’appelle Mbomo, et l’AFP a besoin d’images. Représentant de l’agence, Désirey Minkoh a pris un vol depuis Libreville, en compagnie d’un confrère de RFI. C’est un peu comme de partir au front. Des images d’Ebola, cette chose à laquelle on ne survit pas. Pour la première fois, l’Occident en entend parler. Des médecins, des infirmiers dans d’étranges combinaisons, avec des gants en plastique et des masques de science-fiction. Des victimes qui se vident de leurs corps, des hémorragies terrifiantes. Atterrissage.
A leur arrivée dans la capitale, Désirey et le type de RFI contactent les autorités sanitaires. Coordination parfaite. « Le lendemain, le ministre de la Santé doit se rendre dans la zone sinistrée et nous offre deux places. J’admire sincèrement le courage et la sensibilité de sa décision. Pas évident, il se déplace quand même pour soutenir des populations en détresse. » On imagine le vol du lendemain, forcément cardiaque, dans un vieux rafiot volant, entassés et pas trop rassurés. L’atterrissage se fait sur un terrain de foot ou presque, à deux kilomètres du bled.

» … de mettre un malade mourant debout, et de l’amener devant la porte, soutenu par les volontaires de la Croix-Rouge. Que le ministre puisse quand même le voir. «
Direction immédiate, la zone sinistrée où l’on attend les personnalités, les membres de l’OMS, les représentants de MSF (Médecins sans frontière). La tension monte d’un cran. « La visite commencerait par la zone d’accueil des malades, nous explique-t-on, puis celle consacrée au traitement et enfin la salle des malades en phase finale. Bien sûr, on proposait au ministre et autres officiels la combinaison complète et là… la visite prend brusquement une toute autre allure. »
Désirey Minkoh a gardé très précisément le film des événements. D’abord, le ministre refuse de faire un pas de plus dans les locaux. Non il ne va pas rentrer. Inenvisageable. « L’un de ses collaborateurs propose plutôt de mettre un malade mourant debout, et de l’amener devant la porte, soutenu par les volontaires de la Croix-Rouge. Que le ministre puisse quand même le voir. » Et puis une fois que tout est dans la boîte, le représentant du gouvernement décide d’écourter la visite. C’est amplement suffisant.
La suite sera de la même eau, terrifiante d’indifférence et de cynisme. Pendant que les officiels sont en réunion, Désirey fait son travail. Il est venu pour des images d’Ebola et pas pour un ministre. Ses clichés feront le tour du monde. Ce à quoi la mort ressemble quand on s’en approche au plus près. La photo, ce n’est pas seulement appuyer sur un déclencheur.

A l’intérieur de l’habitacle, le ministre se remettait de ses émotions.
Bref, le reportage se fait. Et quand le photographe de l’AFP ressort, il retrouve le gars de MSF qui l’aide à se désinfecter, puis à enlever sa combinaison, avant de regagner le village. « C’est là que j’ai vu dans le regard des gens, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. La case des officiels était vide, la délégation était partie, et même mon collègue qui était venu de Libreville. Partis. Ebola, ce n’est pas le coronavirus avec 98 % de guérison. Ce serait plutôt le contraire. Ils me laissaient seul ici, ils étaient en train de prendre l’avion. »
Grace à la mobylette du directeur de l’école, à fond sur la piste, jusqu’au terrain d’atterrissage, Minkoh rattrapera finalement le zingue, prêt à décoller. A l’intérieur, le ministre se remettait de ses émotions. Pas un mot. A quoi ça sert de parler ?
Pour faire cette photo, au fin fond de l’Afrique… Un jour de décembre 2003, le regard de cet homme qui voit la mort venir. Le reste n’est que la comédie.

Texte Roger Calmé
Photo Désirey Minkoh
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